Les comités de La Quinzaine, pour moi, c’était le village gaulois, et Maurice Nadeau le chef Abraracourcix, impavide sur son pavois, indifférent aux modes et aux gloires intellectuelles du moment. Ce tome III des Soixante ans de journalisme littéraire, comme les précédents, livre ce qu’il pense, tout ce qu’il pense, des ouvrages qui l’accompagnent, l’enchantent ou l’irritent au fil de sa longue carrière.
Ainsi démonte-t-il la mécanique des procès de Moscou, Prague, Cuba, les étapes de l’assassinat de Trotsky, le roman de la bombe A qui « fait la pige à tous les John le Carré », le maquillage d’Orwell en infâme mouchard, et il conclut : « La calomnie était un des attributs du stalinisme, le stalinisme, même défunt, fait des petits. » Il dévoile les impostures du Prix Nobel de la Paix 1973, résume la cuisine politique de l’année : « Les États-Unis passent aux uns la Tchécoslovaquie, les autres leur concèdent le Chili. » Et ses propres aveuglements : lors de sa visite euphorique à La Havane en 1967, une inscription lui avait fait battre le cœur : « “Antes la Patria, la Humanidad!” ». Fidel Castro « n’est pas un révolutionnaire ordinaire et ne donnera pas de sitôt prise au culte de la personnalité ». À peine six mois plus tard, la révolution cubaine posait sur le visage désenchanté de son ami Limbour « le masque grisâtre du socialisme à la russe ».
Ainsi s’acharne-t-il à comprendre comment on devient stalinien, nazi, lepéniste, exterminateur. « On cherche les responsables, on ne trouve que des exécutants, et la machine s’emballe qui va à leur tour les broyer. » Au total, un sinistre tableau de l’activité politique, où les dirigeants rivalisent de ruses, barbaries, corruptions, crimes en tout genre. « En quelque pays que ce soit, haute et basse police ne manqueront jamais de bras. » Et nous ne sommes encore qu’en 1994. Le plus admirable de cette terrible chronique des désillusions, c’est que jamais elles n’ont découragé Nadeau de résister. En toute lucidité.
Avec la même rigueur, il démonte les ruses d’écriture, les points forts, les faiblesses, des écrivains. Et des coups, il en donne, à tour de bras. Pif, « la bêtise régionaliste et patriotarde » de Barrès, paf, les « clowneries », la « faculté d’oubli » d’Aragon, les fantasmes de midinette de Duras, Kundera gâté par son succès, Jacques Julliard, un « analyste politique qui passe pour sérieux ». Malraux se prend pour Lawrence d’Arabie. Robbe-Grillet « sait qu’il raconte des fariboles ». Régis Debray « a beau faire : son personnage intéresse plus que son œuvre ». Simone de Beauvoir déteste Under the Volcano ? Pas étonnant : « On comprend qu’un vrai romancier hérisse le poil à qui n’a jamais su écrire autre chose que des devoirs d’agreg’. » Nadeau pourfend le Monsieur Proust de Céleste Albaret (1973), mais apprécie les Cahiers de la Petite Dame consacrés à Gide. S’il reconnaît des qualités à Sollers, il manque rarement une occasion de le peindre en ténor « de cette gauche extrême qui se pâmait aux rayons du soleil levant » et « n’a fait que changer de bateau », comme tant d’autres parmi « l’avant-garde d’arrière-garde » que l’ex-maoïste a conduite pendant quarante ans.
Sa sympathie va d’abord aux voix contestataires, à tous ceux auxquels on croit « avoir ôté le droit de parler ». Nombre d’ouvrages évoqués ont disparu de notre horizon, dont nombre qu’il donne envie de relire. Ces commentaires restent passionnants par la clarté et l’ampleur des analyses, désolants aussi par la somme des livres qui ont suscité tant d’espoirs déçus, tous ceux qui voulaient construire une société nouvelle meilleure, plus libre, plus humaine. Le mot libre et ses dérivés reviennent des centaines de fois dans les rubriques de Nadeau. Clairvoyant, juste, plus ou moins, ça dépend des jours et des individus, des causes, mais libre, difficile de l’être mieux que lui, et incorruptible.
Impossible ici d’évoquer toutes ses admirations. Beckett, bien sûr. Nathalie Sarraute, « la révolution permanente », son « écriture en mouvement ». Avec Le plaisir du texte, « Barthes passe chez les hippies » et lui offre un livre de chevet. Comme Flaubert, toujours Flaubert : « Libre à nos contemporains, souvent plus soucieux des “secrets” d’une œuvre que de l’œuvre elle-même, plus curieux des “dessous” que de ce que l’artiste donne à voir, de préférer l’épistolier au romancier. » Pourtant, il fait une large place aux correspondances, journaux, carnets, biographies, mémoires. Dans l’« hypobiographie » de Malraux par Lyotard, c’est « à la fois de l’homme et de l’écrivain qu’il est question, vie et œuvre mêlées, des différentes faces de l’homme et des différentes sortes d’écriture réunies sous ce patronyme », le « récit des entrelacs d’une œuvre avec les tourbillons d’une vie ».
Et voilà qu’à l’ouverture de son « Journal en public », confirmant mon intuition, Nadeau avoue être « quelqu’un qui n’aime rien tant que les mémoires, les confessions, les autobiographies, les journaux intimes, qui s’est vautré dans les confidences de Jean-Jacques, délecté du Journal de Jules Renard et que ravit celui de Léautaud, qui adore Jules Vallès et Henri Calet, qui va jusqu’à lire les psychanalystes pour revivre avec eux les cas extraordinaires et si courants auxquels ils entendent porter remède ». Il cite les deux écueils que le biographe de Beckett, Didier Anzieu, recommande d’éviter : « “expliquer l’œuvre par la vie, comprendre la vie à la lumière de l’œuvre” », mais réussit lui-même un bel exercice d’équilibre, l’œuvre en quête de vérité, la vie garant de sa sincérité. Sommé dans un énième ouvrage sur Céline de prendre parti pour ou contre, il n’a pas envie de s’expliquer, mais se sent tenu de sonder son propre embarras : « Je refuse de croire que cette vie et cette œuvre forment un tout cohérent orienté par une seule idée, ou si l’on veut une seule haine. » Céline, il le voit crevant de rage sur sa page blanche, cent fois recommencée. « Celui-là, comme Flaubert, comme tant d’autres, en a bavé, y a laissé sa peau, mais c’est moins son malheur qui pour moi l’absout que ce travail infernal, durant des années. »
Nadeau a trouvé dans la correspondance de Stendhal des leçons de journalisme – « “Embrasser le plus d’idées possible dans le minimum de mots”, savoir conter, mais pratiquer l’ellipse, ne pas ennuyer mais ne pas faire rire de soi » – et un projet de critique littéraire : « “faire connaître, par quelques lignes simples, claires, nettes et sans fard, les deux ou trois ouvrages qu’un amateur de livres peut acheter chaque mois, et les cinq ou six qu’il peut parcourir.” » Commencé en 1997, le « Journal en public » témoigne de l’attention constante du presque nonagénaire aux événements et aux livres de l’actualité. Comme le souligne sa préfacière, Tiphaine Samoyault, la trajectoire de son engagement va de l’extériorité vers l’intériorité. En attendant Nadeau s’applique à poursuivre son œuvre en traitant avec assiduité les injustices, les oppressions, les résistances par l’action et la mémoire des livres à travers le monde, dans toutes les zones de conflit. Avec autant d’acuité, de vigueur, d’humour ? On essaie.