Adversaire de la première heure du stalinisme, Maurice Nadeau n’a jamais porté dans son cœur le Parti communiste français, ses dirigeants et ses intellectuels aveuglément fidèles à l’Union soviétique. Ce qu’il écrit en 1968, année charnière (des évènements de mai à la fin du Printemps de Prague), en témoigne.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis mai 1968 et tant de choses ont changé qu’une large part de ce qui fut dit et fait alors nous est devenue incompréhensible. Dans certains cas, c’est parce qu’une exigence est devenue une évidence qu’il n’y a plus lieu de réclamer ; d’autres choses nous paraissent absurdes ou du moins étonnantes, comme de voir les étudiants manifester en costume-cravate. Une des différences frappantes touche au rapport à la politique. Après une époque qui s’est bercée de grands mots abstraits, nous avons l’impression d’avoir une relation plus concrète avec la politique – peut-être aussi plus moraliste : nous avons une idée très claire et indiscutable de la différence entre le Bien et le Mal. Nous ne percevons même pas la disparition d’un grand corps majestueux et intimidant : le Parti communiste. Bien sûr, il était possible de voter Fabien Roussel lors de la dernière élection présidentielle, mais le petit parti qu’il dirige n’a plus la puissance intellectuelle d’attraction et de répulsion qui était encore la sienne en 1968 et préoccupait beaucoup Maurice Nadeau.
Dans la livraison du 15 mars 1968, il s’en prend vigoureusement à Pierre Daix qui dirigeait Les Lettres françaises avec Aragon. Une belle incarnation du stalinisme français, avec sa capacité à préfacer le premier ouvrage de Soljenitsyne traduit en français, « après avoir fougueusement nié l’existence de camps de concentration en Union soviétique ». La recension est intitulée « Une conversion » et, de fait, c’est bien le fond du problème, cette manière de « retoucher sa (propre) biographie ». On a oublié aujourd’hui qu’un des fondements du stalinisme était précisément cette capacité à mentir sans vergogne chaque fois que l’on se dédisait. Un autre était la lâcheté.
Se demandant s’il faut « admirer Romain Rolland », Nadeau consacre une bonne part de son article aux prises de position politiques de l’auteur de Jean-Christophe, un roman qui ne lui paraît pas le meilleur d’un écrivain qu’on aurait tort de « considérer de haut ». Le pacifiste de 1914 doit être respecté, ne serait-ce que pour cette raison même, mais comment admettre qu’il ait laissé « son nom servir de raison sociale à de grandes entreprises de duperie » ? Qu’à la différence d’un Gide il soit « resté muet » lors des procès de Moscou, les couvrant ainsi de son autorité ? Mais Nadeau ne parle pas de Romain Rolland comme il fait d’Aragon ou de Pierre Daix. Il voit en lui « l’homme de bonne volonté » qui s’est laissé abuser et n’a pas vu les « ficelles » des manipulateurs, un « auxiliaire bénévole » qu’il n’y a pas lieu de « taxer de complicité avec le stalinisme ».
Maurice Nadeau rend compte avec sympathie d’un petit livre de Daniel Cohn-Bendit paru après l’été 68, mais, à ses yeux militants, le moment capital de cette année-là aura été l’affaire tchécoslovaque. Ce fut en effet la dernière chance de sauver le communisme en lui donnant un « visage humain ». L’intervention russe – même si elle n’eut pas la violence de celle que subit actuellement l’Ukraine – peut être considérée comme la destruction de ce qui avait pu subsister de l’espérance communiste. Celle-ci a été achevée comme on fait des blessés. Et cette même année voit arriver les livres de Soljenitsyne, avant ceux de quelques survivants des procès de Prague, au début des années 1950.