« Journal en public » est un titre singulier, un journal étant soit public (un quotidien), soit intime (Amiel). Il peut y avoir quelques variantes : philosophique, comme avec Maine de Biran. Maurice Nadeau n’a été ni directeur d’un quotidien, ni diariste caché et blessé, ni philosophe au fond de son poêle. Il suffit de voir sa main retenant ses lèvres et laissant passer le sourire : c’est la photo de couverture de Journal en public (2006).
Maurice monte un escalier : d’où vient-il ? que nous réserve-t-il ? « Personne ne m’a rien demandé. » Mais tous nous l’attendons encore : ça devient une habitude et ça reste une écriture. Et puis il est bon d’avoir porte ouverte. Puisque lui-même l’a ouverte pour nous, afin que chacun d’entre nous puisse se tourner vers un autre et à son tour le convie à entrer.
On ne se passe pas de Maurice Nadeau, continuant à se le passer d’une main l’autre, continuant son travail, par le nôtre et l’appel d’autres. Nous ne formons pas une foule en déshérence mais bien un public et son journal qu’il continue, à chaque nouveau numéro, de lancer. Sous son sourire. L’écriture de Nadeau c’est sa conversation, sa pensée en somme toujours tournée vers un autre, l’interlocuteur, celui qui le lit. Son semblable témoin. À son « Journal en public », il invite chacun, mais pour quelque chose d’inattendu jusqu’ici de sa part : il parle aussi de lui. Il est bien là, auprès de chaque auteur qu’il commente. Il abat son jeu. Mais il garde la main dessus. On admire.
Nadeau garde toujours le dernier mot parce que c’est lui qui a trouvé le premier.
Il a trouvé d’abord la simplicité : trouver permet de chercher. En l’occurrence, de mieux chercher. C’est Jules Lequier qui nous l’a appris et nous l’avions oublié. Nadeau nous le rappelle. Qu’importe qu’il ait lu ou non Lequier puisqu’ils se rencontrent. Au demeurant, on ne lit pas que dans les livres, ni même dans le seul marc des cœurs. Et on peut se rencontrer sans se voir jamais. Nadeau sait rencontrer chacun de ses lecteurs, et les plus différents. Autant il partage le plaisir de lire un livre, autant, dans un même article, il marquerait au besoin sa distance. C’est que « le scripteur a ses tics, ses lubies, ses convictions ». Ajoutons son charme.
N’abandonnant jamais sa pondération, Nadeau sait dépondérer (un néologisme parfois utile au travail de critique). Et il sait très bien s’il faut ou non le faire, et à quel moment. En fait, il est toujours à l’heure : à la fois celle du moment terrestre et de l’intemporel qui l’accompagne. Son écriture est une écriture de la conversation tout autant qu’une conversation de l’écriture, va-et-vient de l’impersonnel au personnel, et tenue à chacun de ses lecteurs. Dans son « Journal en public », il est enfin là, et parle de lui-même comme en biseau.
Difficilement imitable, il tient toujours à se dissimuler un peu, comme le sourire que l’on retrouve derrière sa main et que finalement celle-ci souligne plus qu’elle ne le couvre. C’est le sourire même que l’on imagine à Hypatie devant les intolérants et les fanatiques. Alors l’écriture de Nadeau est lumineuse parce que simple comme un bonjour.
Nadeau n’a rien à cacher : il apporte et emporte tout. Tout dans ses mains, rien dans ses poches. Comme on dit, il est parti. Dans quelque éternité ; nulle part, pourrait-on dire aussi bien. On n’y est guère chez soi. Maurice reste ainsi l’air que l’on respire dans cette maison même qui l’attend et s’enrichit de jeunesse et d’âge afin de mieux continuer à lire et déchiffrer : quoi au juste ? Ici Maurice sourit encore. Son « Journal » continue pour chacun sur un autre mode : l’aparté.