Le vif de l’art (14)
Décalée d’un an à cause de la pandémie de Covid, la 59e Biennale de Venise s’est terminée à la fin du mois de novembre 2022. Notre chronique de l’art contemporain s’est rendue dans la cité des Doges pour observer les œuvres rassemblées par la commissaire Cecilia Alemani, a parcouru les 80 pavillons nationaux et fait un détour du côté du Palazzo Grassi pour l’exposition « Marlene Dumas open-end », qui se tient jusqu’au 8 janvier 2023.
Venise – La Biennale a refermé ses portes sur l’immense bric-à-brac amassé pour l’occasion par sa commissaire, Cecilia Alemani, sous le titre Le lait des rêves (Il latte dei sogni). Un titre aux connotations bizarres, qui renvoie au livre pour enfants éponyme de Leonora Carrington tout en évoquant poétiquement ces désordres nocturnes qui annoncent précisément la fin de l’enfance. Hormis, peut-être, certains tableaux de Paula Rego ou de Miriam Cahn en début de parcours, rien n’entretient vraiment ce trouble initial ni ne le dissipe tout à fait.
L’amoncellement sans fin d’œuvres biomorphes fluorescentes et opalines nimbées d’une tenace odeur d’humus étourdit un peu plus à chaque salle, tant et si bien que la seule impression qui en reste demeure parfaitement incompréhensible à celui-là même qui la conçoit puisqu’elle se présente sous l’aspect d’un lampadaire agressif (image mentale qui ne peut s’expliquer que par la sensation d’avoir traversé une forêt de candélabres rappelant ceux des bouches de métro Guimard, avec leurs yeux rouges et leurs membranes vertes en coups de fouet).
Le parcours des pavillons nationaux permet par bonheur de retrouver quelque peu ses esprits, sauf l’autrichien qui, avec une joie maligne (la fameuse Schadenfreude), replonge le spectateur dans le désarroi où l’avait laissé la sélection internationale en faisant faire au kitsch un grand bond – en avant ou en arrière, cela reste à déterminer. Le pavillon polonais, que Małgorzata Mirga-Tas a orné d’un généreux patchwork, autorise à cet égard une distinction salutaire, car ce décor ne ressortit pas au kitsch, mais au voyant.
Daniel Baker, artiste et commissaire en 2007 du premier pavillon rom de la Biennale, soulignait combien le côté « voyant » (« showy ») que l’on assimile hâtivement au kitsch occupe une place éminente au sein de la culture rom. S’inspirant des fresques astrales du salon des mois du Palazzo Schifanoia de Ferrare, Mirga-Tas a réalisé une longue frise à trois registres sur lesquels se déploient l’histoire et la culture rom à partir d’épisodes mythologiques et triviaux. À l’hétérogénéité des situations répond la variété des étoffes cousues ensemble par l’artiste, qui réussit sans doute l’une des œuvres les plus cohérentes et les plus pertinentes de la 59e Biennale.
Du pavillon français, où cette fois – c’est heureux – « Les rêves n’ont pas de titre », s’échappe un autre type de nostalgie, douce-amère quant à elle. Le bar des trente glorieuses qu’y a fait reconstituer Zineb Sedira est un décor de cinéma où l’artiste danse le tango en surjouant la femme fatale. Entre les objets désuets disposés çà et là, des bribes de film font remonter dans des pièces adjacentes, qu’occupe dans l’une d’elles un cercueil, la mémoire d’une France coloniale familière, et cependant tapie dans les albums de famille. Comme souvent chez Sedira, le filtre autobiographique ou fictionnel qu’elle pose sur ses installations permet à la teneur politique et mémorielle de son œuvre de se diffuser, quitte, cependant, à l’atténuer.
En dépit de nombreuses différences, l’exposition « Sovereignty », de Simone Leigh, à laquelle le pavillon états-unien est dévolu, suit une direction comparable. Ses figures de céramique, de bronze et de paille affirment plus hautement la volonté de l’artiste d’élaborer des formes mêlées à la mémoire coloniale de l’Atlantique noir. Mais en aboutissant à des figures souverainement monumentales, Leigh affirme le statut de son art plus que celui-ci ne ménage aux mémoires qu’il convoque les interstices qui leur permettraient de s’exprimer dans leur diversité.
C’est une autre diversité, plus bruyante et remuante, qu’a recueillie de son côté Francis Alÿs pour le pavillon belge où une dizaine d’écrans projettent des jeux auxquels s’adonnent des groupes d’enfants à travers le monde. De prime abord, le propos du lieu pourrait avoir un petit côté « Family of Man », du nom de cette célèbre exposition photographique de 1955 que Roland Barthes soupçonnait de ne vouloir éterniser « les gestes des hommes que pour mieux les désamorcer ». Cela se pourrait si les gestes d’enfants que capte Alÿs ne trahissaient justement leurs conditions sociales et la socialité même du jeu (toujours entrepris à plusieurs), sans parler de leurs terrains de jeux (bitume, ciel, terre battue, dunes…) et des jouets eux-mêmes (escargots, moustiques, cailloux, pneus…) auxquels les cadrages accordent, à chaque plan, une large surface.
Mais la Biennale, en refermant ses portes, a éteint le son des enfants qui jouent. En comparaison, l’idée qu’ont disparu avec eux les gros pet toys à facettes que Richard Orlinski a éparpillés aux quatre coins de la ville, comme il le fait à peu près partout où il passe, est un mince sujet de réconfort – un espoir qui ne sera cependant véritablement satisfait qu’en s’assurant qu’ils ne reviendront pas, et qui serait même comblé si quelque manœuvre venait à faire choir l’un d’eux au fond d’un canal, le goût exigeant parfois du tact qu’il fasse preuve de maladresse quand il s’adresse à l’art.
Le bouillonnant concessionnaire d’animaux chromés qu’est Orlinski (à ne pas confondre avec le facétieux contreténor dansant du même nom) n’est toutefois pas le seul artiste à vouloir manifestement imprimer à toute force sa marque sur la Sérénissime. En marge de la Biennale quoique au cœur du palais des Doges, Anselm Kiefer a recouvert les murs de la salle du Scrutin de huit de ses gigantesques compositions au-dessus desquelles se penchent, depuis leurs lunettes, les vénérables doges qui y étaient élus. Sous eux, entre des caddies chargés de paille et de charbon et des uniformes de feutre gris maculés, leurs emblèmes se dissolvent dans les toiles plombées et cendreuses qui sont la marque de fabrique de l’artiste, le bain alchimique dans lequel Kiefer métamorphose tout en ruines. En ruines grandioses, faut-il ajouter, qui incitent à se demander s’il s’agit bien pour l’artiste de ruiner la peinture ou d’entreprendre une nouvelle peinture de ruines.
On comprend que Kiefer entend ici se mesurer aux maîtres du Cinquecento, et l’on comprend aussi que « se mesurer » veut nécessairement dire chez lui engager un combat qui ne peut être, de surcroît, que titanesque, et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il devient lassant à force d’être répété en tous lieux (Kiefer occupait encore à lui tout seul le Grand Palais éphémère il y a un an). À Venise, cependant, cette gigantomachie d’un autre âge se révèle plus problématique qu’ailleurs, justement parce qu’elle y est mesurable. Bien qu’il ait investi le palais des Doges, il est très probable, en effet, que Kiefer entendait en réalité se confronter à la Scuola Maggiore di San Rocco.
Pendant vingt ans, le Tintoret dota ce lieu prestigieux, dont la disposition imitait celle des chambres de délibération de la république, d’un cycle de tableaux inédit par son ampleur et les limites auxquelles il repoussa l’art de la composition. Sartre n’exagérait pas lorsqu’il écrivait qu’« à Venise, sous le pinceau du Tintoret […] la peinture s’est fait peur ». Il ne faisait que rendre compte du phénomène, et cela d’une manière assez proche de celle d’Adorno lorsque celui-ci affirmait que la musique de Mahler portait à leur comble les conventions dont elle se nourrissait jusqu’à les faire craquer en faisant jaillir de formidables colères symphoniques. Si la Scuola du Tintoret est mahlérienne au sens d’Adorno, alors la Sala de Kiefer est wagnérienne, au mauvais sens du terme.
Mais, Venise ayant plus d’un attrait, on se consolera en découvrant que, tandis que l’un rumine l’agonie sans fin de la peinture, une autre badine avec ses ectoplasmes. Au Palazzo Grassi (qui est décidément le palais le plus dénué de charme que l’on pouvait trouver à Venise), Marlene Dumas expose quelques dizaines de ses figures peintes, en groupes ou isolées, en pieds, couchées ou à quatre pattes, qui se regardent, s’embrassent, s’enlacent, montrent leurs fesses, leurs vulves et leurs pénis, des figures qui ne semblent pourtant jamais aussi nues que lorsque leur autrice ne montre d’elles que leurs visages, qui tous disent que si la peinture est perdue alors elle doit être recherchée. Car c’est une chose d’annoncer la mort d’un art, c’en est une autre de le pratiquer en sachant qu’il est mortel.
« Ce n’est pas qu’un moyen d’expression meure », affirme ainsi Dumas, « c’est que tous les moyens sont devenus douteux [« suspects » dans l’original anglais]. » Aussi sa peinture est-elle quelquefois douteuse et souvent suspicieuse. C’est de l’image qu’elle pourrait donner d’elle qu’elle semble se méfier tout particulièrement. Une précédente exposition organisée en 2015 au Stedelijk Museum d’Amsterdam, où vit l’artiste depuis qu’elle a quitté son Afrique du Sud natale au milieu des années 1970, s’intitulait « L’image comme fardeau » (« Image as Burden »). Les peintures de Dumas sont en effet lourdes d’images historiques, politiques, artistiques, véhiculées par la photographie, qu’elles portent et dont elles se débarrassent du même coup.
Dans le catalogue édité pour l’occasion à Venise, Élisabeth Lebovici leur confère cette liminalité que l’anthropologue Victor Turner définit comme un jeu « avec des éléments familiers » que l’on détourne afin de les rendre « défamiliarisés ». Nombre des images photographiques auxquelles Dumas se réfère, des portraits d’écrivains à celui de sa propre fille, entretiennent effectivement un degré plus ou moins élevé de familiarité avec l’imaginaire de ceux qui les regardent.
Dans tous les cas, le traitement pictural que l’artiste leur réserve rend peu à peu cette familiarité étrange, soit qu’elle les « défigure » en les altérant, soit qu’elle les « désimage » en faisant déborder la peinture, sa matière fluide, sur les chants de la toile d’Areola (2018, collection David et Monica Zwirner) ou de Charles Baudelaire (2020, fondation Comma). Avec Hommage à Michel-Ange (2012, collection Pinault), le procédé atteint un niveau d’analogie supérieur, presque inquiétant, en ce que la Pietà Rondanini (vers 1564, château des Sforza, Milan) que reprend la peintre est elle-même en partie défigurée, partiellement soustraite à l’image qu’on attendrait d’elle, que Michel-Ange ait ou non conçu délibérément sa dernière sculpture comme inachevée, et pour cela étrange.
Une étrangeté que Marlene Dumas redouble jusque dans sa propre œuvre, en réalisant par exemple deux superbes portraits de l’acteur Romana Vrede (2019, collection Abrishamchi, Londres, et Théâtre international d’Amsterdam), le premier classicisant, le second hésitant entre le cadavre grêlé de peinture et le spectre dont les yeux portent loin vers le passé. Chaque visage, chaque corps ou fragment de corps que peint l’artiste, paraît sous ce rapport également instable, et leur instabilité le résultat d’un dépôt, d’images que la peinture a déposées en eux pour les y dissoudre.
Cette opération de déposition prend souvent chez Dumas un caractère poignant, qui n’a cependant que peu à voir avec l’élégie ou la lamentation, mais davantage avec la douceur de sa manière de peindre, si crus que soient ses tableaux. La profonde impression que ses figures laissent sur celui qui les découvre est d’autant plus déroutante que, d’un point de vue matériel, elles apparaissent éminemment superficielles ; constat qui invite à se demander au passage si ce qui impressionne le plus durablement un œil ne tiendrait pas davantage à l’étendue de ce qu’il voit qu’à sa profondeur.
Quoi qu’il en soit, il est un fait que Dumas ne recourt presque jamais au dessin graphique dans ses toiles, renonçant par conséquent aux marques qu’il pourrait y inscrire, de même qu’elle traite l’huile en lavis, ce qui rend ses figures extraordinairement labiles. Cette fluidité constitue l’indice plastique de la liminalité dont parle à leur propos Lebovici. Dumas rend ainsi la peinture aussi familière et accessible que peut l’être l’aquarelle pour l’amateur, et dans cette apparente aisance, dans cet amateurisme feint qui évite au passage qu’on introduise dans son jugement toute notion de virtuosité, l’étrangeté a ceci de bouleversant qu’elle se dévoile comme une évidence.