Déposés aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny, les 37 500 clichés pris par des militants communistes pendant plus de cinquante ans font enfin l’objet d’une publication collective, très richement illustrée : l’occasion de découvrir une pratique photographique singulière générée par le quotidien L’Humanité, et de plonger dans une histoire populaire inédite qui, en redéfinissant la notion d’événement, propose une chronologie parallèle du second XXe siècle, composée de combats de « faible intensité » et pour beaucoup oubliés.
Laetitia Réal-Moretto (dir.), Vincent Lemire, Yann Potin et Danielle Tartakowsky, Les correspondants de l’Humanité. Regards photographiques. Seuil, 256 p., 39 €
En 2002, dans un article qui fit date, les historiens Vincent Lemire et Yann Potin avaient enquêté sur le graffito « Ici on noie les Algériens » apparu sur les quais de Seine quelques jours après le massacre des manifestants algériens sur ordre de Maurice Papon, le 17 octobre 1961. La figure des « correspondants de L’Humanité » était alors sortie de l’ombre. Depuis le début des années 1950 jusqu’au début des années 2000, des militants communistes, près de 2 700 en 1955, photographiaient en effet aux quatre coins de la France « la vie comme elle est : triste et gaie, pénible et exaltante ».
L’intérêt des Correspondants de l’Humanité. Regards photographiques est qu’il ne donne pas seulement à voir un large choix d’images. À partir des archives de Michel Tartakowsky, l’un des animateurs de cette expérience unique dans la presse, ses auteurs ont mené l’enquête sur les correspondants : des employés et des ouvriers communistes qui, bénévolement, se font reporters, non d’un jour, mais sur des années, pour le quotidien L’Humanité. Ils livrent une vision « ordinaire » d’événements extraordinaires (les obsèques de Maurice Thorez le 16 juillet 1964, les grandes manifestations de 1968) mais aussi de micro-événements qui font alors la vie collective (spectacles, rencontres sportives mais aussi grèves et manifestations).
Les auteurs sont allés s’entretenir avec les anciens correspondants ; ils les ont questionnés sur leurs parcours, sur leurs motivations. Ils livrent des portraits inédits de ces singuliers militants anonymes : les photos n’étaient pas créditées lorsqu’elles paraissaient et la publication était rare (« quand c’était le cas, c’était la fête ! », dit l’un d’eux). Mais il fallait se débrouiller pour expédier au plus vite les négatifs au journal, les camarades cheminots servant de messagers pour ces images qui avaient fixé un instant où « s’exprime et combat l’homme de notre temps ».
Ce militantisme d’un genre particulier présentait néanmoins quelques avantages : celui de bénéficier d’une formation à la photographie, celui aussi de former une communauté dont la Fête de l’Huma était le rendez-vous. Chaque année en effet, une sélection des images y était exposée, comme le rapporte Paulette Jourda, qui s’est livrée pendant ces cinquante ans à un archivage minutieux des milliers de négatifs sur pellicules Agfa Record.
Par ce geste précieux, nous entrons dans l’usine de vêtements Gérard Mang au trentième jour de la grève que mènent les ouvrières en 1968 à Vernouillet – portrait magnifique d’un groupe qui occupe l’usine et s’invente un mode de vie à distance aussi de leur famille. Les objectifs s’arrêtent sur les banderoles et les affiches, enregistrent les slogans et les mots d’ordre. L’album que publient les éditions du Seuil est riche de pépites qui ne devaient pas être de « belles images » mais porter une valeur politique, chaque photographe s’adaptant en fonction des compétences qu’il avait acquises lors du stage à Paris auprès des pros.
Le correspondant Pierre Trovel est de ceux qui voudront entrer ensuite dans le métier ; en 1975, il rejoint le service photo de L’Humanité avant d’en prendre la direction en 1991. Mais l’identité de photographe-correspondant lui colle tellement à la peau qu’en 2000 il reprend son indépendance. Il y eut aussi des correspondantes, certes en moindre nombre, mais qui œuvrèrent à cette archive populaire. On découvre ainsi Agnès Schwab qui, en 1984, adhère au Parti communiste et commence à envoyer des photos à L’Huma en 1990 ; fille de militants communistes, elle travaille comme monteuse dans le cinéma et met au service du journal ses compétences, avant de le rejoindre en tant qu’iconographe.
Leur pratique photographique est très particulière : si elle accompagne celle de la photographie amateure et des clubs photo, elle s’en distingue par son rapport à l’actualité. Produire des images pour témoigner des luttes est leur manière d’être communiste. Les correspondants mettent des visages sur les très nombreux cortèges contre la guerre d’Algérie en province ; ils ne manquent pas de saisir les mobilisations grandes et petites, des manifestations oubliées de la guerre froide, comme les états généraux du désarmement, en mai 1963. L’actualité est aussi l’intolérable. Certains reportages se veulent des armes contre l’injustice, comme cette bobine de l’hiver 1956 sur une famille parisienne vivant dans la grande misère. « Photographier = lutter » aurait bien pu être le slogan de ces humbles correspondants.
Bien sûr, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, la photographie représente un outil de propagande. Elle l’est ici – c’est bien une guerre de classe qu’il faut mener – mais, et c’est l’une des surprises de ce livre, ces clichés inédits ne composent pas l’album du Parti communiste français. Ils nous proposent plutôt une plongée dans la culture populaire du second XXe siècle, un monde disparu peuplé de figures invisibilisées aujourd’hui ; ne sont pas seulement photographiés les mineurs et les cheminots, mais également les postiers ou les employées de bureau.
L’intelligence des auteurs est d’avoir su, sans gommer le dispositif idéologique qui sous-tendait cette pratique, faire exister ces images pour ce qu’elles sont aujourd’hui : des archives écrivant une histoire ordinaire de la France contemporaine, qui ne négligerait pas Paris, mais s’attacherait surtout à la banlieue et aux petites villes ouvrières.