D’un côté, les élans du cœur et du corps ; de l’autre, les joies et les satisfactions de l’esprit. Le narrateur – anonyme – du roman de John McGahern (1934-2006) paru en 1965 ne choisira pas la prêtrise. Néanmoins, les études lui offriront la chance d’une véritable émancipation qui permettra, semble-t-il, une réconciliation avec le père.
John McGahern, L’obscur. Trad. de l’anglais (Irlande) par Alain Delahaye. Sabine Wespieser, 256 p., 21 €
Il s’agit donc bien de l’avenir du jeune homme. Or, dans ce milieu rural irlandais des années 1940, tout commence par la violence. Celle de Mahoney qui inflige une correction à son fils. Fausse correction : ce n’est pas le dos de son fils qu’il frappe avec sa ceinture de cuir, mais le bois du lit. Quant au fils, « il ne parvenait pas à saisir ce qui lui était arrivé, il avait atteint le fond de l’horreur comme jamais encore, plus rien ne semblait avoir d’importance désormais. Sa mère s’en était allée voilà bien des années, l’abandonnant à cette situation ». Scène de terreur et aveu de faiblesse, un vrai tournant dans la nature des relations entre Mahoney et le jeune homme.
En même temps, la discrétion dans l’évocation du deuil – le narrateur est simplement « abandonné » – fait toute la grandeur d’un récit privé des scories de la banalité. Il faut la justesse du coup d’œil pour que justice soit rendue aux personnages. La manière de l’auteur interdit tout épanchement lyrique. McGahern sait de quoi il parle. L’absence de la mère est un vide impossible à combler. « No comment », dirait-on dans un contexte moins tragique.
La violence du réel, du quotidien : nul ne l’aura mieux décrite que John McGahern dans L’obscur, sous la forme d’un affrontement entre un père autoritaire et violent et un adolescent tourmenté, désireux d’échapper aux contraintes qui l’accablent. Certes, l’Irlande de 2022 n’est pas celle de 1940, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Liffey, mais la réédition de ce repère important dans l’histoire littéraire irlandaise s’imposait – même force et même conviction.
Autre repère, qu’on ne saurait ignorer, et auquel L’obscur doit beaucoup, c’est bien sûr Portrait de l’artiste en jeune homme qui vient à l’esprit, tant les situations offrent de points communs. D’un côté, Stephen Dedalus essaie de se dépêtrer des « filets » qui menacent de l’emprisonner : « Quand l’âme d’un homme naît dans ce pays, elle est aussitôt prise dans des filets et ne peut voler librement. Tu me parles de nationalité, de langue, de religion. Je cherche à me dégager de ces filets. » De l’autre, le fils de Mahoney ne veut plus courber l’échine. Une même rébellion contre la société, et une figuration qui devient réellement explosive dans L’obscur. L’autorité du père est insupportable : « Frappe encore et je te tue ! », dit le fils au père. À cet instant, le monde de Mahoney vient « de voler en éclats ». Quant aux autres enfants, ils sont pétrifiés : « Ils se rendaient compte qu’un événement étrange et différent s’était produit dans la maison. » Cette horreur et cette violence sont les marques extérieures de ce que McGahern apporte de nouveau au schéma bien connu du roman d’apprentissage.
Le jeune homme est d’abord placé sur le même pied que les autres personnages, que son père en particulier. Et puis le récit passe à la première personne, pour évoquer la chaleur d’un rêve érotique, « un rêve de chair » ; et enfin il fait du garçon le personnage principal qui sait déjà se situer dans le vaste monde : « Ne pas se leurrer : de toute manière, la journée s’écoulerait probablement selon son rythme à elle ». Voilà qui fixe à la fois l’extension et les limites de la liberté du narrateur. L’auteur, lui, a été censuré par l’Église catholique et a perdu son poste d’enseignant ; comble d’infamie, il a dû prendre le chemin de l’exil et trouver en terre anglaise un accueil temporaire. La réédition du livre peut aujourd’hui être considérée comme un nouvel avertissement contre toutes les formes d’obscurantisme.
Il n’est pas question de plaindre les enfants de Mahoney. Bien d’autres partagent leur sort dans l’Irlande des années 1940. Aux enfants restent les larmes, la nécessité de « pleurer aussi longtemps qu’il le fallait pour retrouver peu à peu, entre la haine et l’apitoiement sur soi-même, un chemin vers une sorte de calme ». Dieu sait que la littérature offre mille façons d’exprimer la pitié : la plus simple convient à McGahern. Débarrassé des oripeaux de la compassion, ce livre donne une magistrale leçon d’écriture, maniant l’excès aussi bien que la réserve, passant de la sèche esquisse (le regard sévère de Mahoney) au tableau flamboyant (les pulsions sexuelles). Le Guardian avait toutes les raisons de saluer McGahern comme « sans doute le plus important romancier irlandais depuis Beckett ».
Importance et modernité. Le récit s’arrête, l’écriture est mise à l’épreuve de la lecture. « Je ne serais jamais prêtre. Autant admettre la vérité. Je ne serais jamais rien du tout. C’était sûr et certain. » Il n’y a pas de gagnant. « Un jour, un jour tu parviendrais peut-être… à une autorité qui serait simplement un état d’esprit, un calme que tu saurais garder jusque dans les affres de l’agonie. » L’obscur est donc une « œuvre ouverte », qui n’est pas finie tant qu’elle n’a pas été reprise par le lecteur. À celui-ci de la terminer dans son monde privé, « que les autres ne peuvent pas voir », comme le disait McGahern dans une interview de 1995.