Les thèses sur le surréalisme, ce n’est pas ça qui manque. Si elles ne sortent pas fréquemment du champ de l’université, certaines trouvent une issue éditoriale publique qui amplifie leur intérêt, comme celle de Marguerite Bonnet, André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste (José Corti, 1975). Mais puisque le mouvement amorcé il va y avoir cent ans l’année prochaine (gare aux célébrations !) s’est historiquement prolongé jusqu’en 1969 (et discrètement jusqu’aujourd’hui), une jeune universitaire s’est penchée sur son évolution multiforme de 1945 à son autodissolution. Un foisonnement insoupçonné.
Anne Foucault, Histoire du surréalisme ignoré (1945-1969). Du Déshonneur des poètes au « surréalisme éternel ». Hermann, 390 p., 38 €
La couverture du livre d’Anne Foucault frappe d’emblée : sa moitié supérieure est occupée par la photo d’un manifestant de Mai 68, le visage caché par un masque de carton, blanc et symboliquement ensanglanté, peut-être porté par un des jeunes membres du groupe surréaliste d’alors. La référence à ce mois qui a particulièrement secoué notre pays ne manque pas de pertinence : les événements reflétaient en effet « une réalisation des espoirs surréalistes » en même temps qu’ils portaient en germe, à plus ou moins brève échéance, l’inéluctable dissolution du mouvement.
Ce pavé grand format (21 x 26 cm), agrémenté de nombreuses illustrations (petites mais en couleurs), devrait faire des vagues dans l’océan historiographique du mouvement. Préférant la conviction à la polémique, Anne Foucault avait d’abord intitulé son travail Reconsidération du surréalisme 1945-1969. Ce titre eût été à mes yeux préférable et même plus objectif : le surréalisme « bretonnant » de cette ultime période n’est pas totalement ignoré et l’auteure elle-même ne manque pas de rappeler quelques ouvrages qui le mentionnent ou l’étudient, à commencer par les Entretiens d’André Breton lui-même, voire sa chronologie publiée dans les pages de garde des Manifestes, maquettées au millimètre par Pierre Faucheux, avec un marque-page muni d’une loupe (Club français du livre, 1955). Ne sont oubliés ni les Vingt ans de surréalisme (Denoël, 1961) traversés par Jean-Louis Bédouin (qui valurent à leur auteur une mise à distance du groupe), ni l’Histoire du mouvement surréaliste due à Gérard Durozoi (Hazan, 2004), ni la thèse partisane de Jérôme Duwa Les batailles de Jean Schuster (L’Harmattan, 2004). Une garantie du travail d’Anne Foucault est qu’il a été mené sous la direction de Fabrice Flahutez, lui-même auteur de Nouveau monde et nouveau mythe : Mutations du surréalisme de l’exil américain à l’Écart absolu (Presses du réel, 2007), l’Écart absolu étant le nom, dû à Fourier, de la dernière exposition des surréalistes regroupés autour d’André Breton (décembre 1965).
Il s’est passé beaucoup de choses au cours de cette double décennie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement : l’intervention soviétique en Hongrie, la guerre d’Algérie, la « révolution » cubaine, les Black Panthers et donc Mai 68, sont les plus historiques ; Anne Foucault analyse en détail et avec une distance non dénuée d’une profonde empathie la façon dont le groupe est en relation avec le monde. Elle note par exemple que le surréalisme, en ce mois de mai qui a changé bien des choses (mais pas tout), est confronté à « des événements historiques qui, tout en l’acclamant, lui ôtent sa raison d’être ». Ce que résume une assertion assez optimiste de Maurice Blanchot, qu’on a connu plus taciturne : « Le surréalisme s’est évanoui ? C’est qu’il n’est plus ici ou là : il est partout. À son tour, métamorphose méritée, il est devenu surréel. »
Les surréalistes d’après-guerre devaient se sortir, par le haut, d’une situation paradoxale : d’une part assumer l’héritage de leurs prédécesseurs désormais célèbres et célébrés, d’autre part s’en affranchir. « Le projet surréaliste travaille aussi bien à la critique de l’état actuel de la société et de l’homme qu’à son dépassement futur, exalté par l’imaginaire utopique », écrit Anne Foucault, faisant allusion à la refonte complète de l’entendement humain réclamée par Breton. Elle a recours, pour mener à bien son entreprise, non seulement à un foisonnement de sources livresques, mais aussi à des témoignages précieux et convaincus, notamment celui d’Alain Joubert que les familiers d’En attendant Nadeau continuent de regretter et qui a fait sien le constat établi dès janvier 1946 par Georges Bataille dans la revue Troisième Convoi : « Les livres sont aujourd’hui en ordre sur les rayons et les tableaux ornent les murs. C’est pour cela que je puis dire que le grand surréalisme commence » (c’est moi qui souligne, tout en m’opposant à ce concept : il n’y a pas de petit surréalisme). Les surréalistes furent confrontés, au lendemain de la guerre et dans les années qui suivirent, à l’émergence de groupes plus ou moins constitués ou de personnes qui obtinrent un succès public considérable, à commencer par Sartre et l’existentialisme. Il y eut aussi des mouvements rivaux comme le lettrisme d’Isidore Isou ou le situationnisme de Guy Debord, peut-être le seul à avoir tenté une radicalisation plus ancrée dans le réel que le surréalisme : « La révolution n’étant pas faite, écrivait l’auteur de La société du spectacle en 1957, tout ce qui a constitué pour le surréalisme une marge de liberté s’est trouvé recouvert et utilisé par le monde répressif que les surréalistes avaient combattu ».
Au début des années 1960, une autre formation s’est déterminée à prendre son envol sur une piste identique : Tel Quel. Initié par de jeunes écrivains comme Jean-Edern Hallier (qui fondera plus tard un magazine au titre dadaïste, L’Idiot international) et Philippe Sollers, le groupe effectuera plusieurs tentatives d’approche tout en séduction, notamment de la part du dernier nommé qui ne manque jamais une occasion de montrer l’envoi que lui fit Breton sur une réédition de ses Manifestes. Mais le sémillant « aimé des fées » s’étant converti tour à tour au maoïsme puis au stalinisme avant d’aller baiser la bague de je ne sais quel Paul VI, son interview par Joyce Mansour – notable figure féminine avec Annie Le Brun, Nora Mitrani, Mimi Parent… de ce surréalisme-là – fut littéralement caviardée dans le n° 2 de L’Archibras, la revue du groupe post-Breton. Si Tel Quel ne manqua pas de prendre sa revanche en organisant à Cerisy un colloque sur Artaud et Bataille, c’était surtout, selon Anne Foucault, pour « rejeter dans le passé un mouvement qui [pouvait] menacer sa propre légitimité ». On notera que chacune de ses affirmations, Anne Foucault l’illustre par une citation puisée dans les écrits surréalistes de ces années méconnues, publiés le plus souvent dans des revues négligées comme Le surréalisme, même ou La Brèche, moins recherchées et moins chères que Néon ou Médium.
L’aspect créatif, pour ne pas dire artistique, du surréalisme des années 1945-1969 occupe légitimement une place importante dans ce travail. On y suit, galerie après galerie, toutes les places occupées et gérées, sinon par les surréalistes eux-mêmes, du moins par des proches, comme ce fut le cas de La Dragonne avant L’Étoile scellée, dont Marcel Duchamp s’était moqué dans un papillon envoyé de New York pour le premier vernissage : « Les toiles c’est laid, l’étoile aussi » ! Le cinéma Le Ranelagh, géré alors par Henri Ginet venu du groupe surréalisant Phases, exposait régulièrement des surréalistes. Le surréalisme pictural, si l’on ose cette expression, avait lui aussi des rivaux. L’abstraction, le tachisme, n’ont pas été sans influencer certains : Marcelle Loubchansky, Yahne Le Toumelin, Degottex, Duvillier, Riopelle. Le dripping de Jackson Pollock, voire les tableaux-objets de Rauschenberg, ne manquaient pas non plus d’admirateurs surréalistes. De nombreuses œuvres égayent ce beau livre noir. Citons-en trois, rarement montrées : La Taupe étoilée, d’Henri et Nô Seigle (1947), le très éloquent Au carrefour du silence de Toyen (1960) et J’habite au choc, de Mimi Parent (1955), si habile de ses dix doigts. L’art magique, concept si préoccupant pour Breton qu’il demanda l’aide de Gérard Legrand pour écrire le livre éponyme, trouve naturellement sa place dans un ouvrage qui se réfère aussi à la psychanalyse et à l’analogie pour en décoder certaines images. Le seul reproche qu’on puisse faire à ce monument exhaustif, c’est son prévisible manque de maniabilité.
Il reste que sa lecture est d’une telle richesse documentaire et analytique que, grâce à lui, on ne peut plus désormais ignorer l’histoire complète de ce surréalisme qui trouve encore aujourd’hui à se prolonger : dans la revue Alcheringa, par exemple, ou dans des galeries comme 1900-2000 et Les Yeux fertiles, à Paris. Au terme du travail colossal d’Anne Foucault, on n’est plus surpris que le surréalisme ait conservé pareille vitalité.