La coutume et l’école nous ont appris à distinguer les écrivains vivants des écrivains morts, mais il existe une frange d’écrivains qui ne sont ni vivants ni morts. Ils ont disparu il y a peu, leurs écrits sont publiés après leur disparition, à leur insu, mais ils n’appartiennent pas – ou pas encore – au canon des « morts pour la littérature ». Yves Ruper Lecanuet est de ceux-là. Il a beaucoup écrit mais souhaitait tout jeter, tout brûler (et n’en a rien fait). Heureusement, trois amis de jeunesse l’ont trahi en publiant ce Journal en souffrance.
Yves Ruper Lecanuet, Journal en souffrance. Sens & Tonka, 144 p., 20 €
Yves Ruper Lecanuet est né en 1952. Le 4 septembre 2020, il entre à l’hôpital à cause d’insupportables élancements au pied qui ne lui permettront plus de vivre libre et sans douleur. Son mal est grave. Il meurt le 8 mars 2021, deux jours après la dernière entrée de ce Journal en souffrance qu’il a tenu au fil de mois d’hospitalisation et de brèves rémissions.
Si les premières pages de cette chronique sont saisissantes, c’est d’abord en raison de l’invasion brutale du vocabulaire médical et technique, du brusque afflux de termes inquiétants dont le sens précis échappe au lecteur, afflux qui hisse un mur entre le dedans de la maladie lourde et le dehors de la vie et de la légèreté. Carcinome, cimentoplastie, ischémie, « chambre » au sens de chambre à cathéter implantable… L’entrée dans le journal de l’auteur est presque aussi brusque que son entrée dans l’antichambre de la mort.
Elle l’est aussi parce qu’il écrit à la main, sans doute de façon décousue, désordonnée, quand la douleur et les appareils le lui permettent. Il en résulte une écriture éclatée et en désordre, une forme chaotique et convulsive : tirets, italiques, esquisses de numérotation, crochets, parenthèses, alinéas intempestifs… Est-ce la raison pour laquelle le poète parle de « mes carnets chinois » ? Parce que ces ratures et ces signes apparentent ces pages à de la calligraphie ? Il est sûr que l’auteur penche vers le morcellement, l’éclatement, une prose poétique et heurtée.
Peu à peu, le registre médical et hostile s’efface. L’homme écrit, pense, rappelle à lui les poètes et les penseurs qui l’ont nourri. Ceux qui ont parlé de la douleur. Car elle est là, du début jusqu’à la fin, et l’écrivant tâche de la brider, tour à tour en l’accompagnant, avec elle, contre elle, s’adressant à elle à la deuxième personne, à la troisième, à la première, se dissociant d’elle ou se fondant avec elle, ou tout simplement à l’infinitif, « hurler ». Il la compare à un fluide, fluide comme son désir d’écrire qu’il ne cesse d’exprimer tout en le refusant.
Né Yves Lecanuet, l’auteur a publié deux recueils de poésie dans les années 1980-1990, sous le nom d’Yves Ruper, reprenant à cette occasion le nom disparu d’un arrière-grand-père paternel. Puis plus « rien », mais une vie d’allers-retours entre la France et l’Indonésie, vie à la fois affranchie et inquiète, toujours accompagnée par l’écriture : l’auteur a laissé plusieurs caisses de carnets de dessins et d’écrits. Il fait partie de cette catégorie fascinante et paradoxale d’écrivains qui esquissent, commencent, abandonnent, voire achèvent dans les deux sens du mot, qui publient mais le regrettent, qui tracent et effacent leurs traces.
Citons quelques-uns de ces écrivains à reculons : Roberto Bazlen, Pascal Pia… Des hommes que rien ne rapproche (ni la langue, ni la génération, ni la sensibilité, ni les intérêts), qui pourtant forment cet envers de la publication. Yves Ruper en est conscient : il brode, glose, tourne autour de cette contradiction, parle d’« échec » et va jusqu’à écrire : « cet échec, c’est moi », tout en distinguant pour les confondre moi social, moi-écrivant, moi-souffrant…
La maladie donne une acuité inattendue à ses sens – à l’ouïe, notamment, quand l’isolement de la chambre d’hôpital le rend sensible au bruit des pneus sur l’asphalte du dehors ; quand la « grande fatigue » est soudain rompue par les cris des enfants qui sortent de l’école ; « écouter… tel l’Indien des récits de mon enfance », écrit-il, comme s’il écoutait l’écoute. Elle lui donne une acuité aussi forte à l’être, l’étant, et le conduit à relire les carnets de Heidegger, à méditer en pointillé, à coucher les pensées et les sensations qui le traversent, moins avec un sentiment d’urgence que parce que l’écriture lui est consubstantielle : elle l’entoure et le protège comme un manteau de peau.
Les écrivains amis lus et relus sont nombreux, la plupart sont des poètes du XXe siècle. Yves Ruper les cite comme s’il poursuivait une longue conversation avec eux ; on y sent un compagnonnage de toujours, un secours, un remède à la solitude, une famille choisie et chérie sans laquelle sa vie n’aurait pas eu de sens, et bien avant que la grande faucheuse ne vienne le prendre par sa main de crabe. Pour qui lit et écoute attentivement, ces carnets sont riches de très subtils échos de Ronsard, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé ; il y est question de roses, de beauté, de ronces, de gangrène… Il est stupéfiant de voir combien le couteau du lexique médical dont nous parlions a laissé place à cette vraie langue.
Mais l’élan vital est cruel et lui vaut lassitude, découragement, tristesse. Condamné par la maladie, son esprit semble redoubler de clairvoyance et percer les apparences. Est-ce un soulagement ? une souffrance supplémentaire ? Lucide, lui-même parle de « pensées d’hôpital », expression ambivalente car elle sous-entend l’enfermement comme la libération, une intériorité à la fois riche et contrainte, un temps qui n’est plus celui de la vie où l’on vaque, insouciant.
La musique lui est chère : Schubert, César Franck, Léo Ferré… (Les écrivains contemporains ne sont pas si nombreux à citer les musiciens, ou me trompé-je ?) Il goûte les mots et le son qu’ils émettent, les assonances qu’ils produisent, les jeux dont ils accouchent. Il a même de l’humour quand il note qu’il « écrit comme un pied », alors qu’on vient de l’amputer dudit organe, et il se tance quand il se laisser aller à des calembours faciles. Souvent, il a des images et des comparaisons inusitées. Il évoque une « vaporisation » de mots et d’idées en parlant des carnets qu’il tient. Somnolent et épuisé, il se rêve planant, comme les frégates de mer qui ont le pouvoir de « s’endormir tout en volant ». Ce n’est pas la seule fois que des oiseaux se glissent sous sa plume de diariste-poète.
Ailleurs, il imagine un polythéisme qui serait composé, non pas de dieux, mais d’oiseaux : il y aurait un oiseau du chagrin, un oiseau de la peine… Plus loin, un soir de Noël, il baguenaude en méditant sur celui qu’on appelle le messie ou Godot. Chez Yves Ruper Lecanuet, se mêlent culture chrétienne (celle de son père) et culture juive (celle de sa mère), de même que des éléments plus lointains. Il évoque ainsi le « terima » javanais-indonésien qui signifie « savoir autant que vouloir accepter ce qui est ». Comme elle est exigeante et universelle, la sagesse des hommes !
Ses amis iront-ils jusqu’à publier certains des carnets qu’il a laissés, plus ou moins rangés et classés ? Dans quelle mesure faut-il respecter la volonté d’un homme ? Comment appeler des écrits jetés ainsi, des griffonnages aussi lumineux ? Qu’est-ce ? une œuvre ? des archives ? un trésor familial ? Ces questions sont vertigineuses.