Le livre exceptionnel, à la fois par son contenu et par son illustration, d’Euphrosinia Kersnovskaïa montre à quel point le goulag est l’essence même de la Russie soviétique et probablement de celle d’aujourd’hui. Un univers fait de crainte, de terreur et d’insondable bêtise. Le texte et les dessins de ce beau livre révèlent à quel point la pauvreté ou plutôt l’extrême misère kolkhozienne et la condition de sujet prisonnier déterminent entièrement la Russie du XXe siècle.
Euphrosinia Kersnovskaïa, Envers et contre tout. Chronique illustrée de ma vie au Goulag. Avant-propos de Ludmila Oulitskaïa. Préface de Nicolas Werth. Trad. du russe par Sophie Benech. Christian Bourgois, 624 p., 29,90 €
Euphrosinia Kersnovskaïa (26 décembre 1907-8 mars 1994) naît à Odessa dans une famille de la noblesse russe. Son père, un juriste, devient agriculteur en quittant la Russie pour la Bessarabie, en 1919. Il meurt en 1936, quatre ans avant l’invasion de cette région (qui fait alors partie du royaume de Roumanie) par l’Union soviétique. On vient arrêter Euphrosinia en 1940, en son absence ; elle se présente elle-même au NKVD, par défi, mais aussi parce qu’elle sait qu’elle sera prise de toute façon. Elle finira par être libérée en 1952, après avoir passé plus de dix ans en camp de travail, en prison ou en fuite.
Son destin, c’est de montrer qu’il n’y a guère de différence entre la vie « libre » et le goulag. Dehors, on est toujours dedans. Quel que soit le lieu, on est à la merci de tout détenteur d’autorité, il suffit du moindre prétexte pour être accusé de sabotage (code pénal de 1927) et se retrouver, par exemple, privé de nourriture. Soljenitsyne, Chalamov et bien d’autres avaient déjà décrit cet univers concentrationnaire.
Ce qui domine Envers et contre tout, c’est le récit de cet interminable voyage quotidien, à pied, de camp en camp, au hasard des circonstances et des rencontres, toutes marquées par la présence de la menace. De 1940 à 1952, Euphrosinia est transférée de camp en camp ou de cachot en cachot, elle s’échappe, tâchant que les villageois ne puissent pas la dénoncer, restant des jours entiers sans manger. Elle erre à travers les forêts sibériennes, affamée et sans savoir où elle est.
À la fois détenue et fuyarde, elle parcourt de grandes distances à pied, et, au gré des endroits qu’elle aborde (fleuves Ob ou Ienisseï), elle reste toujours exposée aux lubies des gardiens ou des codétenus qui, à tout moment, peuvent laisser éclater leur violence, d’abord sur les prisonniers les plus affaiblis. La moindre chose, le plus petit fait, de loin ou de près, sont investis par la présence permanente du goulag, chaque jour est un jour de faim, de peur et de menace. Ainsi, « l’arrivée au camp de rééducation par le travail a marqué l’apogée de nos humiliations. On a commencé par nous obliger à nous déshabiller complètement puis à nous faire entrer dans des cahutes en bois, sans toit. Les étoiles scintillaient au-dessus de nos têtes ».
L‘absurdité et la cruauté des règlements vont jusqu’à interdire à un captif mourant d’adresser une dernière lettre à sa famille. Kersnovskaïa est même condamnée, en 1944, à dix ans de camp et cinq ans de privation de droits civiques pour avoir critiqué le poète Maïakovski, finalement rallié à Staline, devant les cochons dont elle avait la garde.
Comme elle l’écrit elle-même, dans quelques années, les témoins de la collectivisation et de la terreur stalinienne auront disparu : c’est pourquoi elle a voulu véritablement « photographier » ce qu’elle a vécu, autant par les mots que par le dessin au crayon de couleur ou à l’aquarelle. Chaque épisode raconté est accompagné d’une illustration qui nous met au contact physique de cette réalité.
Plus de deux cents dessins illustrent ce livre. Non seulement ces dessins rendent compte de ce qui fut, mais ils le donnent à voir à la fois avec naïveté et avec exactitude. Il se dégage de ces dessins une présence, une vérité, qui en font des documents d’autant plus saisissants qu’ils furent vécus. Ces aquarelles ou ces dessins ne prétendant pas du tout au statut d’œuvre d’art, ils sont simplement destinés à concrétiser les temps du récit.
Ce livre vaut aussi et peut-être surtout par la capacité de résistance qu’il exprime malgré la peur, les coups et la violente bêtise du personnel de surveillance, l’imbécilité meurtrière des règlements et des ordres et les brimades sans nombre.
Ce que révèle peut-être le plus Envers et contre tout, c’est la force d’être et l’obstination à continuer de vivre, en dépit et en défi des interdits collectifs et de la répression. Euphrosinia résiste d’autant plus qu’on veut la soumettre, la contraindre. Elle figure la résistance solitaire qui ne plie devant aucun pouvoir, thème plus actuel que jamais.