L’anthropologue et sa geste

Les sciences humaines et sociales ne vaudraient pas une heure de peine si elles n’allaient pas au-delà du savoir qui constitue toute science et n’étaient pas le lieu d’un engagement passionné pour comprendre afin d’agrandir son humanité, être plus et mieux humain. Ce qui suppose à la fois un ancrage dans une discipline précise et une ouverture constante et contrôlée aux autres, en gardant bien à l’esprit le sens de leur connexité. Jean-Louis Durand, personnage hors du commun dans le monde de la recherche, a vécu éminemment cette relation des disciplines entre elles.


Jean-Louis Durand, Sacrifier en Grèce et ailleurs. De l’anthropologie et du terrain. Édition de Dominique Jaillard et Cléo Carastro. Jérôme Millon, 640 p., 34 €


Jean-Louis Durand (1939-2016) se qualifiait de « ritualiste » et défendait le parti pris d’un « ritualisme radical ». Cette appellation ne renvoyait pas dans son esprit à une sous-discipline de l’anthropologie ; le rituel, pour lui, c’était l’homme même, inscrit dans une culture « sacrifiante ». S’il appartenait à l’hellénisme, formé à l’école Vernant et Vidal-Naquet, Jean-Louis Durand est allé chercher son bien d’abord dans la linguistique, qu’il n’a jamais abandonnée (en témoignent ses travaux sur la langue winyé de Haute-Volta), puis dans l’anthropologie, et plus précisément encore chez les africanistes. Au point d’en conclure qu’elle « n’est pas un domaine comme un autre des activités intellectuelles, mais une véritable expérience intérieure, une autre façon de vivre et de penser ». Et il a vécu dans sa chair cette « altération de soi » par l’autre, revenant souvent malade de ses longs séjours dans « son » village du Burkina Faso (chez les Winyé), mais portant toujours fidèlement les gris-gris de l’initiation et son keffieh venu du commencement de sa carrière, en Tunisie.

Sacrifier en Grèce et ailleurs, de Jean-Louis Durand

Sacrifice de Galère et de sa famille aux dieux romains pour sa victoire © CC3.0/Stephanemat

Depuis sa retraite du CNRS, Durand avait conçu le projet du livre que les éditions Jérôme Millon ont le grand mérite de publier aujourd’hui, grâce à l’aide de ses nombreux amis. Sa mort nous prive d’une introduction générale ‒ les éditeurs ont judicieusement mis à la place un magnifique texte inédit intitulé « La comédie du livre », sorte de petite autobiographie ‒ et d’entretiens devant éclairer tel ou tel point, mais le plan général, les différentes parties recouvrant l’essentiel des aspects de son travail et le titre ont été définis par lui. C’est un ouvrage d’autant plus important que l’homme, « terrain ethnographique » à lui tout seul, selon l’heureuse formule de Renée Koch Piettre, était réputé préférer la parole vive à l’écriture. Il n’avait ainsi signé qu’un seul livre, Sacrifice et labour en Grèce ancienne, paru en 1986 à La Découverte dans la collection « Images à l’appui » coéditée avec l’École française de Rome. Grace à ce recueil, apparaît dans toutes ses conséquences la richesse de ce qu’il faut bien appeler une thèse (au sens fort) anthropologique, mais encore ce qu’il faut bien nommer avec les éditeurs une œuvre, et, enfin, l’incroyable dynamisme d’un travail collectif, qui est souvent l’apanage des auteurs peu prolixes.

L’œuvre de Jean-Louis Durand s’est attachée à renouveler les notions de sacrifice et de rituel, sans négliger de les saisir dans leurs images, notamment dans le monde grec, et à modifier le regard sur le mythe, et c’est une bonne nouvelle d’apprendre la sortie annoncée du manuscrit inédit (devenu avec le temps lui-même mythique) consacré au « mythisme », fruit d’une commande passée jadis par Florence Dupont. Ces trois objets, à force d’hypothèses, d’expérimentations, de comparatisme, sont devenus des objets « neufs ». Ils convergent vers ce qui constitue le centre de son anthropologie « contrastive » (au sens, précise l’auteur, de la linguistique du même nom, c’est-à-dire l’étude systématique d’un objet linguistique appartenant à plusieurs langues pour faire apparaître les différences et les similitudes) :  le geste, que ce soit celui des pêcheurs de thon siciliens, celui du sacrificateur grec ou africain. Ils sont pour l’anthropologue « la mémoire même de la culture, gestes qui s’organisent en rite ». Mais il avertit aussitôt « qu’à la limite, le mot geste est un véritable obstacle épistémologique, un mot écran ». Et de préciser que ce qu’il entend par là est « le produit d’une construction formelle hautement élaborée » ; la question sera de savoir comment « saisir le geste », alors que toutes les sociétés ne « montrent pas le geste » sur le mode de la culture céramique grecque, qui expose toujours un instant figé du processus rituel. Ce geste, construit par la société qui le produit et qui, sinon toujours le « fait voir », du moins l’accomplit (le fait faire), l’anthropologue doit l’analyser, car c’est ce geste, et en particulier le plus important, le sacrifice, qui, à travers son déroulement ritualisé, autrement dit, selon l’étymologie, correctement effectué, engendre l’espace de la communauté et la place de chacun et des « instances » divines – les trois n’étant jamais stables – et les mythes qui le disent : « savoir une société c’est ainsi savoir la gesticuler selon des séquences réglées par le rite ».

Sacrifier en Grèce et ailleurs, de Jean-Louis Durand

Des danseurs masqués à Ouahigouha, dans l’actuel Burkina Faso (vers 1930) © CC4.0/Rc1959

L’exploration du geste commence par ceux du monde grec et passe par la médiation de l’image (les représentations sur les vases, mais aussi celles issues de l’enregistrement cinématographique des rituels pour le monde africain) qui livre la vision de ce monde sur lui-même. Les instruments de la linguistique et de la pensée structurale, dominante dans ces années 1970-1980, sont mobilisés. Le geste peut alors se décomposer en unités simples qui vont ensuite être remontées selon une séquentialité signifiante. Mais il va se passer dans la vie du chercheur un événement qui va tout bouleverser. Sous l’impulsion de Marcel Detienne et de son programme comparatiste, Durand se retrouve à accompagner le travail du grand africaniste Michel Cartry, disparu en 2008, avec lequel il avait déjà vécu un « moment fou de linguistique ». Si bien qu’au milieu des années 1980 il fait le grand saut et part en Afrique dans un village du Burkina Faso, dans lequel il reçoit, au terme d’un rite d’initiation, un nom, « son » nom. Cette expérience-expérimentation dans une culture polythéiste vivante va profondément élargir son horizon problématique. C’est grâce à ces va-et-vient incessants entre Antiquité grecque et monde africain d’aujourd’hui que les objets traditionnels de l’hellénisme sont devenus des « objets neufs, concrets, vivants, modifiant considérablement les notions de l’histoire des religions ». Le geste, notamment celui du sacrifice, et le rituel vont s’ouvrir à une syntaxe toujours ouverte et peu assurée, le mythe (ou « l’expérience mythique de la parole ») ne va plus être tant la combinatoire dans un récit des catégories d’une culture que « la façon même qu’il a de travailler sur ces catégories », une « opération ».

Cette grande geste qu’a été la vie de Jean-Louis Durand aura été animée, et c’est là le point de fuite d’une œuvre qui a toujours refusé la généralisation, la « grande théorie », qui, au contraire, s’est volontairement limitée aux microsituations, par un unique objectif : expérimenter, pour comprendre, ce que peut être (il ne faut pas écrire au passé) l’expérience polythéiste, essayer de mettre un contenu à ce concept d’histoire des religions autre que celui de son opposition à monothéiste. Là encore, le recours au schéma actantiel (Greimas) a été très utile, et, de manière générale, la pragmatique performative. Ce qui a permis de faire bouger les lignes duméziliennes en oubliant « ces dieux distribués en domaines, en fonctions : saisis à la loupe, au détour des opérations rituelles, voilà qu’ils apparaissent tout autres et nous mènent de surprise en surprise ». Mais il a fallu aller jusqu’à l’immersion complète, « être plongé tout à coup dans son propre objet d’étude en en faisant soi-même partie ». Retrouver l’expérience polythéiste, c’était, au fond, redevenir attentif, non pas à ses survivances, comme moment dépassé de l’évolution humaine, dans une culture de la rationalité, mais à son actualisation dans son cœur même, comme instance anthropologique qui insiste, parce que sans doute liée (ce n’est pas par hasard que l’on rencontre, dans divers textes de Jean-Louis Durand, des renvois à la « problématique heideggérienne de la « chose » ») à l’apparaître du Monde.

Il semble qu’aujourd’hui ces diverses avancées soient considérées comme acquises. Il n’empêche, la publication de ce livre en assure définitivement la réception et donne à notre dette envers l’homme au keffieh, aux gris-gris et aux sandales (de vent) de pouvoir enfin entamer son long acquittement.

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