Avec La transparence, Adrien Lafille nous offre une narration tout en finesse et délicatesse qui transmue des objets, des couleurs, à coup de renversements de situations et de digressions poétiques. La cohérence de La transparence n’apparait pas dans les liens logiques entre les nombreux personnages (près d’une trentaine) habitant ce roman. Elle s’instille à l’intérieur d’un lien invisible déployé en rhizome dans une ville placée sur des hauteurs, voisine d’autres villes semblables à des quartiers pavillonnaires.
Adrien Lafille, La transparence. Vanloo, 240 p., 20 €
À partir de chapitres concis intitulés « horizon », « la porte rose », « souffler le vent », le décor d’une ville, ses éléments, l’eau, le vent, les arbres, les brindilles, s’animent pour donner vie à des personnages, à leur routine, dans un paysage étrange et familier. Le micro-détail sculpte un poème romancé où l’inattendu est la règle, comme dans un roman de Perec. L’extraordinaire apparait au détour de chaque ligne, le merveilleux se niche là où est assis un personnage, sous ses pieds, non à travers une raison logique, mais au détour du contact doux de la moquette. « Il ne veut pas sentir autre chose que la moquette sous ses pieds, il ne veut pas marcher sur une brindille craquante, seulement sur le doux », écrit Adrien Lafille.
Au gré de chaque sensation éprouvée par les personnages, ses gradations, oscillations entre froid et chaud, humide et sec, ses divagations visuelles à travers un détail, un arrêt sur image, des accidents surviennent de nulle part et poussent l’imprévisible à son paroxysme. Par exemple, Sam : « Il entre dans sa voiture, il la démarre, il accélère pour faire tourner les roues à la plus grande vitesse possible, elle soulève un nuage de poussière, et puis un choc très grand est entendu, c’est celui de la voiture contre un mur de béton ». Dans La transparence, Adrien Lafille trace un chemin où chaque détail est prétexte à une illumination, à une glissade vers un autre monde. La rencontre avec un élément improbable déclenche une action où travaille la variation sur une couleur, à l’image du rose qui devient un personnage : Rose. « Le mur que Rose voit maintenant fait ralentir ses pas, il se trouve encore loin d’elle, mais il est si proche, il fait accélérer son cœur. » Adrien Lafille détourne la routine de ses personnages, met en lumière le grain de sable qui enraye la machine logique.
Chaque chapitre fonctionne indépendamment des autres. Seuls quelques motifs viennent en transparence unifier ces morceaux hétéroclites d’histoires, les relier pour relever l’instant presque sacré, suspendu, d’avant l’accident ou un changement d’environnement. Chaque chapitre se lit comme une aventure en soi où rien ne semble joué à l’avance, où priment l’incohérence, l’affect, la sensation, l’auteur faisant de sa langue même l’intrigue du roman et du point de fuite la matière de ses histoires. « C’est une histoire de petites particules microscopiques qui se mélangent aux lignes. »
Souvent, le temps du roman se fige et ne laisse derrière lui que du présent, des possibles éphémères figés sur une photo, un dessin incrusté sur de la vaisselle. À l’intérieur de ce contretemps épais, habité d’émotions, d’apparitions, une voix peut sortir d’un coquillage. La douceur s’inscrit dans une forme de candeur des personnages, leur passivité et l’acceptation des émotions, à l’intérieur de ce monde flottant… Le cheminement interne des personnages se confond avec le climat extérieur. Des chapitres fulgurants tournés vers des éléments du paysage donnent leur mouvement général aux personnages. Ce sont des micro-actions qui, mises bout à bout, apparaissent comme des figures abstraites, et sont le motif d’un poème, à travers une brindille, des coquillages, une larme, un cœur. « Il aura ces brindilles dans la tête, et les brindilles sur le visage, et dans ses gestes, et tout le monde verra cette chose, une chose invisible. » Une écriture qui joue sur l’infiniment petit, l’infiniment grand : « Les voix disant certaine chose séparée de nous d’un seul centimètre ne sont pas senties du tout, mais d’autres choses éloignées de cent kilomètres sont très bien senties ».
Après s’être penché sur la disparition, celle qui provoque l’attente, le désir, dans son précédent roman, Milieu (Vanloo, 2021), Adrien Lafille propose avec La transparence un roman déstabilisant, d’une grande liberté et d’une grande précision de style, où « ce qui est le plus impossible est toujours ce qui gagne ».