Hypermondes (23)
Dans des espaces de brume et de vertige, le rêve, la maladie ou la folie s’amalgament à la réalité. Longtemps mûri, Le fou de la star d’Yves et Ada Rémy fait converger le fantastique et la maladie mentale. C’est surtout un grand roman d’amour fou. Après Un homme d’ombres, Jeff Noon, avec La ville des histoires, continue à faire vaciller la réalité dans un onirisme déstabilisant. Le détective John Nyquist enquête à Histoireville, où prolifèrent les récits. Certains peuvent engloutir celui qui s’y perd. Paru en 1929, La maison aux mille étages est un roman culte que le Tchèque Jan Weiss a construit à partir de ses hallucinations provoquées par le typhus. Très étrangement, la sélection à l’entrée des camps d’extermination s’y trouve préfigurée.
Yves et Ada Rémy, Le fou de la star. Le Visage Vert, 408 p., 17 €
Jeff Noon, La ville des histoires. Trad. de l’anglais par Christel Gaillard-Paris. La Volte, 320 p., 22 €
Jan Weiss, La maison aux mille étages. Trad. du tchèque par Eurydice Antolin. Hachette, coll. « Le rayon imaginaire », 256 p., 20 €
Dans Le fou de la star d’Yves et Ada Rémy, Mathieu, publicitaire et cinéphile enragé, croise une jeune femme coiffée d’un béret qui lui rappelle Lauren Bacall. Il tombe aussitôt fou amoureux d’Eugénie. Amour réciproque : « Comme elle avait de l’oreille et de la persévérance », elle arrive vite à savoir imiter les actrices préférées de son amant. Leur relation devient un jeu de rôle dans lequel Mathieu serre dans ses bras Marlene Dietrich, Isabelle Adjani ou Rita Hayworth. Mais, un jour, Eugénie disparaît. Mathieu la retrouve à Perpignan, où il l’avait rencontrée et où elle a ouvert un magasin de chaussures, « Le diable et ses pompes ».
Elle a quitté son amant car les rôles qu’elle endossait pour lui plaire menaçaient sa raison. Pour la reconquérir, Mathieu parcourt avec elle le Roussillon. Un après-midi, ils visitent malencontreusement le camp désaffecté de Rivesaltes. Dans cette ancienne installation militaire où des milliers d’Espagnols, de Juifs, de Tziganes et de harkis ont été internés, une équipe de cinéastes filme un documentaire. En une scène saisissante, l’ambiance de ruine, de déréliction, de délabrement, déteint sur Mathieu et Eugénie qui ont le sentiment de vieillir d’un seul coup. Ils fuient sous les imprécations du réalisateur. Eugénie en retire la certitude que « ces cinéastes en filmant les choses les usent, les rongent », qu’ils dupliquent la réalité pour la remplacer par une version usée, dégradée. Cette conviction dickienne va la conduire à traquer l’équipe de cinéma pour l’empêcher de nuire.
Narré sur un ton gouailleur, truffé de références cinématographiques, Le fou de la star a quelque chose d’anachronique : difficile de considérer que la cinéphilie et les stars d’Hollywood aient aujourd’hui l’importance qu’elles avaient dans les années 1960 ou 1970. Ce décalage ajoute à l’étrangeté de cette superbe première partie où Mathieu et Génie poursuivent les cinéastes à travers les sites remarquables de la région, comme la station thermale désaffectée de Carcaloubres-les-Bains, l’abbaye de Saint-Martin-du-Canigou ou le Pla Guillem, où se déroule une scène digne d’un western.
Dans la deuxième partie, plus réflexive, le réel rattrape les deux héros qui se retrouvent internés au « Village », où le docteur Gabriel Madeloc les soumet aux méthodes de l’antipsychiatrie. La menace d’une médecine plus rude, à base d’électrochocs ou de chimie, reste suspendue au-dessus de leurs têtes. Malades et médecins sont fascinés par Eugénie comme par une véritable actrice, et le roman se fait plus explicite sur la fragile frontière entre les formes d’imagination : « Le paraphrène puise souvent aux sources du fantastique […] Le surnaturel et le paranormal sont mis à contribution et l’invraisemblable est monnaie courante ». Dans cette partie se trempe la passion de Mathieu et d’Eugénie, unis jusqu’à la fin. Avec Le fou de la star, Yves et Ada Rémy confirment la place unique qu’ils occupent dans le paysage fantastique français, ce qui sera une nouvelle fois démontré avec l’intégrale de leurs nouvelles, à paraître aux éditions Scylla en 2024.
« Un écran de cinéma, c’est un balcon, il suffit de se pencher un peu pour basculer dans le film » : Le fou de la star célèbre les pouvoirs des salles obscures ; La ville des histoires raconte ceux de la fiction écrite. Le titre anglais est d’ailleurs The Body Library, la bibliothèque vivante au point de devenir corps. À Histoireville, les rues et les quartiers portent des noms d’écrivains : voie Calvino, allée Plath, avenue Bradbury. Ceux des personnages sont romanesques : Oberon, Molloy, Alice, Zelda – comme la femme fantasque de Scott Fitzgerald. Les grandes fictions se mêlent au tissu de la ville : un arbre traversant un immeuble de la cité Melville s’appelle Yggdrassil.
L’encre de minuit utilisée pour écrire un livre, Le corps bibliothèque, « sorte de récit surréaliste », « en accord avec l’époque maniaque et désordonnée que nous vivons », a le pouvoir de « faire croire au lecteur qu’il fait partie de l’histoire, qu’il joue un rôle dans cette histoire. […] Les deux mondes séparés vont fusionner ». Le personnage atteint par ce livre n’arrive plus à faire la différence entre fiction et réalité, mais la nouvelle histoire lui offre une deuxième vie, une chance de rattraper ses erreurs. Nyquist pourra ainsi essayer de retrouver la femme morte qu’il a aimée ; lire également une lettre de son père qu’il avait avalée sans la regarder dans Un homme d’ombres.
John Nyquist se confronte de nouveau à ses failles. On retrouve dans La ville des histoires la même atmosphère envoûtante de déstabilisation onirique, de rêve éveillé à la limite du cauchemar. Dans Un homme d’ombres, la lumière jouait le rôle d’élément de désorientation, de facteur décalant la réalité. Ici, ce sont les mots, les lettres, elles deviennent vivantes, des « alphabêtes ». La ville des histoires illustre le beau rêve d’une littérature plastique, changeante, en mouvement, qui nous plonge dans un curieux état second.
Le détective Petr Brok a encore moins de maîtrise sur ce qui lui arrive que son collègue de La ville des histoires. Au début de La maison aux mille étages, il fait un rêve effrayant puis se réveille amnésique dans un escalier rouge aux innombrables paliers qui n’ouvrent sur rien. On retrouve à maintes reprises dans le roman cette atmosphère lynchienne avant l’heure. Peu à peu, Brok comprend qu’il est invisible, qu’il recherche une princesse disparue et qu’il se trouve dans un gigantesque bâtiment, à l’échelle de plusieurs villes, construit et dominé par le milliardaire Ohisver Muller.
Assis sur une fortune colossale, craint et adulé, gourou autant que patron, faisant peser une surveillance technologique et un pouvoir messianique sur chaque parcelle de sa ville-entreprise, Muller annonce les magnats de la Silicon Valley. Mais on retrouve aussi une problématique propre à son époque : la révolution menée par un prolétariat exploité. Les travailleurs de Mullerdôme combattent étage après étage alors que les privilégiés idolâtrant Muller continuent de s’amuser dans leurs quartiers dévolus au plaisir.
Petr Brok parcourt Mullerdôme, découvrant portes secrètes et ascenseurs dissimulés. Jan Weiss joue de la typographie, intégrant à plusieurs reprises à son récit des enseignes, des annonces publicitaires, tandis que l’atmosphère onirique révèle une influence surréaliste. La scène la plus étonnante se situe dans le spatioport des transports stellaires Univers. Grâce à sa découverte du solium, un mystérieux minerai, Muller a conquis les étoiles et propose d’y émigrer. Les gens y sont tellement heureux que nul n’en revient jamais. Petr Brok suit les passagers jusqu’à la salle d’embarquement. Là, un gaz en endort certains, tue les autres, qui, quand Brok revient à lui, « sont déjà au four ». Le voyage vers les étoiles n’est qu’une vaste escroquerie. Les survivants attachés défilent devant deux personnages qui décident de leur sort : soit ils deviennent des esclaves assignés à des travaux ingrats, soit « ils brûlent en enfer ! ». Cette scène d’un roman de science-fiction ou fantastique, suivant la façon dont on le considère, publié en 1929 laisse sans voix.
Critique du capitalisme, de l’invasion consumériste et publicitaire, de la quasi-divinisation d’un capitaine d’industrie qui se révèle être un exploiteur cynique, de la surveillance : par bien des aspects, La maison aux mille étages est un texte visionnaire, dont on peut regretter qu’il soit le seul de Jan Weiss traduit en français.
Chacun a sa manière, Le fou de la star, La ville des histoires et La maison aux mille étages nous montrent que le fantastique est déjà dans nos têtes. Il ne demande qu’à s’éveiller aux fièvres d’une maladie grave, à la vision d’un film, à la lecture d’un livre.