Le segment du livre de développement personnel est très porteur, les « marketeurs » le savent : Lydie Salvayre propose son Irréfutable essai de successologie. Son manuel fait certes la part belle aux conseils, recommandations et autres suggestions pour « réussir » mais les influenceurs de Dubaï et d’ailleurs ne sauront pas forcément comment lire ce livre. Tant pis pour eux s’ils négligent la « conduite à tenir » que leur indique l’autrice.
Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie. Seuil, 176 p., 17,50 €
Il y a une quarantaine d’années, un célèbre bateleur, qui par la suite se lancerait dans les affaires, la politique, le cyclisme et le football avant de s’effondrer, chantait cette rengaine inoubliable : « Réussir sa vie ». Lydie Salvayre ne chante pas et elle n’entend pas le verbe réussir de la même façon. Qui la connaît sait en revanche quelle romancière elle est. En attestent par exemple La puissance des mouches, dans lequel un guide de Port-Royal ne se remet pas de la fin de ce lieu janséniste, ou Pas pleurer, qui relate les vies parallèles de la mère de l’autrice, paysanne éblouie par Barcelone en insurrection, et de Bernanos dénonçant les crimes des franquistes aux Baléares. Elle a aussi écrit un de ces essais qui donnent envie d’enrichir sa bibliothèque, Sept femmes, parmi lesquelles Tsvetaeva, Sylvia Plath et Ingeborg Bachmann qu’elle cite ici, pour en conseiller la lecture. Et puis, dans cette œuvre plutôt riche, il faut citer les discours et autres conférences, celle de Cintegabelle par exemple mais aussi La déclaration, Quelques conseils aux élèves huissiers, voire Rêver debout, belle adresse au Quichotte.
Des points communs ? Un, avant tout : le goût de la langue qui flamboie, qui sonne et résonne, avec des rimes cachées (ou pas), des jeux de répétitions avec un déferlement de verbes et d’adjectifs et une jubilation (au sens où l’emploie Ponge dans Le savon) qui font plaisir. On sourit aussi, on rit, mais on pourrait pleurer (au moins de rage).
Cet « essai de successologie » (l’autrice nous dit que ce néologisme remplace le verbe « parvenir ») est à la fois drôle et sinistre. Il est construit comme une démonstration, avec, écrites en gras et centrées, des sortes de maximes résumant les idées clés, pour qui voudrait lire en accéléré. Comme dans ces fameux manuels de développement personnel qui nous aident à mieux vivre chaque matin.
La démonstration est étayée par des portraits, celui de l’homme influent ou de l’influenceuse bookstagrameuse, une galerie constituée de types d’écrivains, le poète débutant, l’écrivain engagé ou à mèche. Celui-ci, « très actif sur les réseaux sociaux […], appartient à la catégorie méritante des écrivains engagés dans la publicité de leur engagement ». Et puis il y a l’écrivain confirmé. Ce dernier rappelle certains des auteurs dont Éric Chevillard parlait dans Feuilleton. Ainsi de cet « académicien adolescent » qui a depuis vieilli ou de cet autre académicien polygraphe, pour ne pas dire graphomane, qui écrivit pour La revue du tricot (titre de l’article). Lydie Salvayre ne s’épargne pas, en écrivain transfuge ou « intercalaire ».
Mais foin de digressions et retour à la tautologie : Lydie Salvayre est Lydie Salvayre et elle a sa vision du monde. Cette vision, on le devine, ne coïncide pas avec ce que, pendant plus de 160 pages, elle feint de défendre. Un « mais » qui suit un « car » nous ramène à l’essentiel, et se termine par une description définitive de ce qu’elle ne peut pas lire, « ces livres sans nerfs, sans os, sans chair, sans poids, ces livres sans bonté, sans joie, sans rage et sans exultation, ces livres sans épines, ces livres sans arêtes, ces livres bien prudents, bien proprets, ces livres bien nippés, bien peignés, pommadés, ces livres écrits à l’eau tiède à l’usage des tièdes et qui châtrent, affadissent et dévoient toutes les choses qu’ils nomment ».
L’écrivaine a son univers et ses lectures. Son chapitre « art de converser » se réfère à Gracián ou à Machiavel. Elle inscrit ses pas ou ses pages dans ceux ou celles de Balzac, auteur de la Théorie de la démarche ou du Traité de la vie élégante. Dire qu’elle se situe dans cette lignée n’est pas lui faire injure, au contraire. C’est plutôt signifier que, hélas, presque rien n’a changé depuis 1650 ou 1830. Si, c’est pire. La bêtise, le mensonge et l’inculture ont « open bar » grâce aux réseaux sociaux. Mais, s’il est un petit reproche que j’adresserai à l’autrice, c’est de moquer dans ses parenthèses la bookstagrameuse qui incarne cette ignorance moderne, pour lui expliquer des termes rares ou compliqués. Quand on a longtemps enseigné, on continue de croire que des progrès sont possibles, pour tout le monde.
Connaître le succès suppose la connaissance de règles, on s’en doute, et celle de codes qui régissent notre société ou sa mondanité. Il faut maitriser des jargons, savoir quels sujets aborder, et lesquels délaisser, et, très souvent, éviter de se distinguer, d’aller « contre l’opinion commune ». Il faut n’être ni… ni. Dans son art de paraître, Lydie Salvayre énumère les adjectifs auxquels il faut renoncer, à moins de sembler « sot », « fat » ou « faiseur ».
Là aussi, peu de choses ont changé depuis 1830. On se rappelle peut-être que les maitres de Julien Sorel, au séminaire de Besançon, lui recommandaient de n’être pas le premier, trop visible, mais plutôt le deuxième. Les leçons seront en partie retenues. Pour l’autrice de notre essai, il convient de ne pas sortir de la masse, de rester dans le groupe ; dans le nombre, a-t-on envie de dire.
Une autre règle pourrait aussi être celle du bon sentiment. Il faut mettre du miel sur les tartines, laisser dégouliner, en rajouter des couches, si possible. À ce propos, et même si elle n’en dit rien, on est frappé par l’usage des mots maman et papa, y compris quand on interroge une personnalité publique sur ses parents. Lydie Salvayre n’est pas du genre à le faire. Si elle aime le grand style, celui de La Bruyère dont elle est proche, de Pascal dont elle est plus proche encore, elle aime la langue française dans toute son extension, et un mot suffit pour faire une chute (à propos du bon usage des réseaux sociaux) : « Évitez en revanche les trop longues discussions qui déclenchent des céphalées, les sujets dits clivants qui déclenchent de l’urticaire, les arguties politiques qui déclenchent des dissensions et les exposés littéraires dont personne n’a rien à foutre ». Rompons là !