Une petite fille, Thérèse, dont on ignore l’âge exact, douze ou treize ans peut-être, se retrouve seule pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le livre de Fanny Wallendorf est surprenant à plus d’un titre.
Fanny Wallendorf, Jusqu’au prodige. Finitude, 104 p., 14,50 €
Ce qui séduit d’abord, ou au contraire irrite, tant qu’on n’a pas vraiment pénétré dans le livre, c’est la coexistence de deux mondes opposés, celui du réalisme et celui de la poésie. La petite fille se réfugie dans un monde onirique, elle réinvente son quotidien, ou plutôt elle le crée, le regarde de plus haut, n’en est pas la victime. Pourtant il est atroce.
Pour ce qui est du réalisme, l’histoire se passe dans le Vercors. À l’arrivée des Allemands, son frère Jean la pousse à fuir et à se réfugier dans une ferme isolée, dite « de la mère Ségur », tandis que lui échappe à l’armée ennemie, dans l’idée de rejoindre un hameau isolé, Valchevrière, un des bastions des maquisards. « Tu m’y retrouveras à la fin de la guerre », promet-il. Au détour d’une phrase, on apprend que la mère est décédée depuis longtemps, que le père est absent parce qu’appelé sous les drapeaux. La narratrice ne s’étend pas. Ce qui importe, ce sont les relations du frère et de la sœur, sur lesquelles nous reviendrons.
Ce n’est pas un hasard si la ferme où Thérèse doit se rendre pour se cacher s’appelle Ségur, du nom de la divine comtesse. Le Chasseur, terrible incarnation du Mal, l’y guette comme le loup guettait le Chaperon. Fanny Wallendorf affirme, dès l’ouverture, l’autorité du conte et sa valeur métaphorique, voire spirituelle. Les bois et les forêts que traverse Thérèse, les animaux captifs ou ceux qu’elle croise sur son chemin, constituent un décor onirique plutôt qu’une prise de position ou l’expression d’un choix de vie : Thérèse n’aspire, au fond, qu’à rejoindre la Ville !
D’autre part, chez Fanny Wallendorf, pas de fascination pour le méchant. Il est mesquin, étriqué et puant. Comme les tueurs des films noirs, il n’éprouve de plaisir, de désir, de jouissance, qu’à regarder souffrir ; contrairement à la plupart d’entre eux, il demeure haïssable, et n’inspire aucun trouble. L’autrice ne tombe pas dans ce schéma pervers.
À cet endroit, et en particulier dans ce premier chapitre, « Le déshonneur du Chasseur », la poésie est reine. L’homme n’a qu’un nom emblématique, qui correspond à son activité, la désignation des lieux est imaginaire, impossible de retrouver sur une carte « Forêt feuillue », « Bois contigu » ou « Roches bleues ».
Quant à l’ambiance, elle frôle le fantastique. L’obsession du Chasseur est de pister des animaux, de les emprisonner, les plus communs pour s’en nourrir, et les plus rares, les plus royaux, pour jouir de leur défaite, de leur humiliation. On peut évidemment, derrière ce canevas, discerner une critique de la chasse et une apologie des animaux. Mais elles ne sont que sous-jacentes, à la lecture on n’y pense pas.
Rien dans ce livre ne prend parti, du moins ouvertement, ni dans ce cas précis, ni dans les pages suivantes, lorsque paraît le maquisard. La petite fille, comme son autrice, ne veut pas s’engager dans des actions communautaires, elle reste libre, indépendante, ce qui n’empêche pas qu’elle ait des convictions, plus vécues qu’exprimées. C’est ainsi qu’au péril de sa vie, lorsqu’elle fuit à travers la forêt pour échapper à son chasseur, elle prend le risque de mourir pour secourir un maquisard.
La précision des traques, la connaissance des animaux, de leurs noms, réels, cette fois, ne nuisent pas du tout à l’atmosphère de conte, au contraire, elles l’étoffent, lui donnent consistance et crédibilité. Et, s’agissant d’appellations, venons-en au prénom de la petite fille, prénom qu’elle veut secret, qu’elle n’avoue à personne sinon à ceux qui lui inspirent confiance. « Je m’appelle Thérèse », avouera-t-elle au maquisard qui a su l’attendrir et qui voulait l’emmener avec lui dans les grottes du Vercors.
À la première lecture, le prénom est gênant, trop normal, semble-t-il, correspondant mal à l’univers fantasmatique et non identifié de la ferme du Chasseur. À moins qu’il n’ait un lien secret avec la sainte de Lisieux ou, plus encore, avec celle d’Avila ? Cependant, pas de trace religieuse chez Fanny Wallendorf. Alors, ce serait le prénom de la mère disparue, dont elle raconte au fond l’histoire ? À l’évidence, l’autrice, à en juger par les photos, est trop jeune pour avoir traversé les terreurs de la guerre, du moins de la Seconde Guerre mondiale.
Et c’est là, à nouveau, un sujet de surprise : comment peut-elle narrer avec tant d’émotion, de précision, de conviction, la peur vécue par l’héroïne sans l’avoir elle-même éprouvée ? L’aurait-elle ressentie ailleurs qu’en France, et dans une autre guerre ? « Je sais que dans ma tête la guerre ne finira jamais. Je le sais parce que je sais comment agit le malheur. C’est une grand bête qui nous a à l’œil. »
Car au fond le sujet de ce livre est la Peur, qui paralyse, qui humilie, fait perdre tout contrôle. Et, par opposition, la Lumière espérée, continûment cherchée, à travers les souffrances et les égarements, représentée, symbolisée, concrétisée par Jean, le frère tant aimé. « J’avais foi en l’existence, et c’est ce que le Chasseur a tenté d’arracher de ma poitrine, ce qu’il haïssait en moi : la joie. »
Par Lumière, elle entend l’aptitude à la joie, le refus absolu de laisser place en elle au désespoir du Mal. L’obstination de croire à son avènement. Ce que dit bien le titre. Elle va Jusqu’au prodige. Le magnifique est le chemin qui y conduit. L’atteindra-t-elle ? La fin ne le dit pas vraiment.
Dans le cours du roman, le frère est cette Lumière, l’incitation à résister, il est aussi la Poésie, il est enfin, probablement, la métaphore de ce qui les dépasse, l’un avec l’autre ou l’un sans l’autre, l’aspiration au Ciel, à son miracle. Et cela sans grands mots, simplement, comme tremble une feuille dans le vent.
Les relations du frère et de la sœur sont si intenses qu’elles en paraissent incestueuses : « tes yeux gris, tes lèvres fines, les rougeurs sur tes joues me hantent. La nostalgie n’est pas une affliction, c’est un désir fauve. Tu me souris douloureusement : la promesse de nous revoir est pleine de larmes ». Une hypothèse qui ne mérite pas qu’on s’y attarde. Le frère est le personnage important de l’enfance de Thérèse, le protecteur vers qui elle tend de tout son être lors de sa fuite. Mais si elle doit se libérer des chaînes du Chasseur, elle doit aussi se libérer du frère aimé, le dépasser et sortir de sa sphère pour devenir adulte.
Le Mal est absolu : « La mort, nous sommes chez elle. La guerre, nous sommes chez elle aussi […] Le crime ne s’arrête pas. Il cesse simplement parfois de se déguiser ». Il faut en convenir, l’admettre, penser qu’un jour enfin « l’enfer aussi connaîtra sa nuit », et préparer le contre-feu d’une Joie retrouvée grâce à l’apparition d’un mystérieux renard que la jeune héroïne appelle « le Prodige ». Serait-ce lui qu’elle suit à la toute fin du livre à la place de son frère, peut-être mort, dans un Valchevrière devenu cendres et ruines ?