Russell Banks est l’un des grands écrivains états-uniens de ces cinquante dernières années. Il vient de mourir, ce 7 janvier 2023, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Ses livres – depuis De beaux lendemains et Continents à la dérive jusqu’à Pourfendeur de nuages et ses derniers textes plus autobiographiques – auscultent l’histoire profonde de l’Amérique, les violences sociales, l’énigme du malheur, mais nous aident aussi à penser et à éprouver justement la joie immense qu’apporte la fiction romanesque.
« Qu’elles soient contées sérieusement ou pas, les œuvres de fiction créent un désir chez le lecteur comme chez l’auteur. Il y a là un paradoxe qui va peut-être à l’encontre de notre intuition : alors qu’une fiction estimable, bien construite et ambitieuse au plan artistique, aboutit généralement à une résolution, elle ne satisfait pas non plus notre désir de solution. Lorsqu’un roman ou une nouvelle réussissent à élucider un mystère, ils font surgir un autre mystère plus profond. En répondant à une question, ils posent une question nouvelle plus difficile qui, sinon, n’aurait jamais surgi. » En écrivant cela au début de son livre autobiographique Voyager, paru en 2016, Russell Banks condense en quelque sorte un certain rapport à la littérature, à l’écriture, en même temps qu’à l’existence. On y entend une prospection, quelque chose d’inconnu, de vierge. Et, pour lui, les romans servent ainsi à explorer le réel, la manière dont il s’incorpore à des vies, qui témoignent d’une résistance à sa violence incongrue, à son injustice.
Russell Banks est assurément un écrivain qui refuse, qui assume la fiction comme un acte moral, une condition de la lucidité qui permet de vivre pleinement. Dans son dernier roman, Oh, Canada, n’écrit-il pas qu’il faut s’interroger sur la base éthique de nos vies, de ce que l’on essaie de créer, qu’il faut « revenir au moment où vous avez commencé à naviguer avec une carte que vous avez vous-même produite, en vous perdant de temps à autre et en rectifiant la direction à mesure que vous avanciez » ? Et ses livres, depuis Family Life (inédit en français) et Hamilton Stark jusqu’à Lointain souvenir de la peau, n’obéissent-ils pas à cette direction qui se redresse, ce cap qui, incertain, guide l’écrivain ? Et il ne doit pas faillir, il doit s’employer à se dire en disant les autres, à moins que ce ne soit le contraire… Russell Banks est l’un des grands écrivains humanistes états-uniens de la seconde moitié du XXe siècle. L’un de ceux qui ont su le mieux dire, sans afféterie, sans grandiloquence, ce qu’était la douleur d’exister au pays du succès obligé et de la profusion, le doute qui assaille face au désordre de l’existence, la souffrance à être sans bien savoir qui ou quoi finalement.
Tous ses livres fouillent cette énigme de l’existence. Et qu’il s’évoque lui-même comme dans ses derniers livres ou qu’il évoque les laissés-pour-compte d’un rêve américain de pacotille, l’écrivain s’obstine à revenir à la quête d’une identité insaisissable, à la captation des fautes qui nous conforment, à la nostalgie, impossible à supporter, de ce qui a été perdu ou gâché. C’est ce mystère minuscule et gigantesque à la fois qu’il s’est occupé à dire pendant presque un demi-siècle d’écriture avec une franchise rare, un engagement constant, une attention scrupuleuse. Et c’est pourquoi on aurait bien tort de le réduire à sa dimension édificatrice, à une veine sociale, à une militance – à quoi on le confine trop souvent. Cette lecture, valide bien évidemment, ne saurait suffire tant ses romans explorent la psyché américaine, l’effroi que sa franchise paradoxale provoque, la quête incessante de figures paternelles ou de guides, son obsession à dire le deuil, la peine, l’incapacité à se saisir de soi-même, cette sorte de condamnation sisyphéenne de ne vivre que sa vie, de devoir s’en débrouiller.
Les livres de Russell Banks racontent une perte, une quête de soi pour se redresser dans l’existence, se retrouver dans une obscurité lumineuse. On se souvient ainsi des monologues bouleversants, peut-être les plus marquants, des personnages de De beaux lendemains (le titre anglais est tellement superbe qu’il faut l’écrire : The Sweet Hereafter) luttant avec leur culpabilité après un accident de bus scolaire qui tue les enfants du village ; ou bien l’enquête obstinée de Wade Whitehouse dans le magistral Affliction qui se débat avec les ruines de son existence et les figures de son père et de son frère ; de l’espèce de fuite en avant déchirante et sinistre de Bob Dubois, réparateur de chaudières, qui plaque tout pour s’affranchir d’une vie triste et d’une existence routinière et encalminée pour des rêves illusoires de vie facile en Floride dans Continents à la dérive (qu’il faut lire dans la retraduction de, rappelons-le, son ami et remarquable traducteur Pierre Furlan) ; ou encore de l’effroyable relégation pour délinquance sexuelle du Kid dans un dépotoir sous un viaduc et de sa relation plus qu’ambiguë avec un étrange sociologue obèse dans Lointain souvenir de la peau (quel beau titre encore une fois : Lost Memory of Skin)… Face à la série de romans qui se déroulent dans le nord-est des États-Unis – on pense bien sûr aussi à Sous le règne de Bone ou aux textes de Trailerpark –, il ne faut pas négliger ce que nous appellerons par commodité les romans du Sud, des îles, de l’ailleurs, de la fascination de Banks pour un monde parfaitement alternatif, celui qui porte des illusions politiques, des musiques, des timbres différents.
On lira ainsi Le livre de la Jamaïque et surtout American Darling, l’un de ses plus grands succès (que l’on pourrait s’imaginer écrit par l’Elizabeth Costello de J.M. Coetzee), qui dresse le portrait d’une militante politique américaine piégée dans la guerre civile au Liberia, sorte de rétrospection abrasive des illusions politiques des années 1970, de l’inhumanité, de la violence effarante et des relations qui s’ordonnent entre Histoire et fiction. C’est l’une des tensions majeures du travail de Russell Banks que d’explorer, par les moyens propres du romanesque (et peut-être est-ce la leçon qu’il retint de son professeur mythifié, Nelson Algren), l’histoire conflictuelle, puritaine jusqu’à la déraison, de son pays. On lira ainsi deux de ses livres les plus étonnants, les plus à côté du mouvement habituel de son œuvre : La relation de mon emprisonnement, paru en 1983, et Pourfendeur de nuages, quinze ans plus tard. Ces deux livres semblent se regarder l’un l’autre, se confronter, tels des frères profondément dissemblables dans l’apparence mais qui, dans le fond, sont faits du même bois. Le premier, bref, sec, méditatif, se jouant d’une tradition littéraire des puritains du XVIIe siècle, semble redéfinir une relation avec le cœur du pays, sa source en quelque sorte et en retirer une sorte de récit qui élève la conscience à l’exercice de sa propre liberté. Le second, énorme (près de 900 pages), revisite, selon un régime narratif d’une densité grave, le personnage mythique et fanatique de John Brown, quasi-terroriste, figure héroïque paradoxale totalement décomposée des luttes anti-esclavagistes des années 1850. Un roman monstre qui dresse une sorte d’anti-portrait d’un homme réévalué à l’aune de son fils (condamné ?), figure absolue de l’idée pure qui se dévoie et qu’il est nécessaire que la littérature, la fiction, saisissent.
Russell Banks revient toujours à une sorte d’aporie américaine. Ses livres s’emploient à explorer la nature d’une société contradictoire, profondément violente, qui peine à se défaire de ses modèles et de ses archétypes. Ils la décomposent, l’exhibent. Non pour la juger avec simplisme ou au moyen d’une morale univoque, mais pour la montrer, la comprendre, se l’incorporer. C’est qu’elle est sienne aussi, cette histoire. Qu’il a lutté toute sa vie pour s’en affranchir, pour trouver dans les mots, dans la fabrique romanesque (car, malgré quelques écarts avec des nouvelles assez peu convaincantes : Un membre permanent de la famille et Histoire de réussir, Banks est essentiellement un romancier), le moyen de s’exorciser (l’un des enjeux majeurs de Voyager). Les livres de Russell Banks opèrent autant de prospections et de retours, de déplacement impossibles, condamnés d’avance, mais auxquels ses personnages, lui peut-être, se risquent. Et les contradictions de son pays, d’une société dont les inégalités le révulsent, les violences effarantes qui le nouent – on connaît les options politiques fermes de Banks à gauche, ses dénonciations régulières des guerres états-uniennes ou du conservatisme, son engagement dans le Parlement international des écrivains… –, constituent le substrat d’une œuvre que l’écrivain s’emploie à mettre en lumière et à reconfigurer.
Ainsi, il se confronte aux valeur viriles et machistes d’une socialité qui se singe, dénonce un capitalisme aveugle qui broie les individus, réfléchit toutes les structures de la parentalité et les figurations illusoires qui les empêchent d’accéder à une autonomie et à la liberté, raconte la relégation, les vies répétitives et malheureuses, la difficulté de se libérer d’un milieu, d’une condition, il affronte le deuil de nos propres espoirs, de nos illusions et des rêves factices que l’on entretient pour survivre. C’est qu’à l’instar de Richard Yates, dans une tonalité plus tranchée et plus nette bien sûr, Banks fait partie de ces grands écrivains qui défont le rêve américain. Se plaçant dans la lignée de Franck Norris, Theodore Dreiser, Upton Sinclair ou même John Steinbeck, Russell Banks ne cède jamais aux sirènes du tout social ou de l’analyse univoque. Plus lucide encore peut-être, il ne cesse ainsi jamais d’interroger les structures du roman, de penser les moyens de la littérature, non seulement sur le plan thématique, mais aussi dans ses formes mêmes, dans le rythme du récit. C’est que Banks a le don de la composition romanesque. Comme chez Philip Roth, on trouve dans ses livres une puissance narrative, une virtuosité formelle, un usage de tous les ressorts romanesques avec une grande discrétion, sans renier une volonté d’accessibilité, d’évidence, de flux, de continuité fictionnelle. Cela constitue un travail puissant, sobre, discret, rare. Russell Banks, sous les dehors d’une fiction qui jouit de sa propre dynamique, est un écrivain qui pense le livre, ses moyens, son effet sur le réel. C’est sans doute cela, chercher ou découvrir un mystère plus profond.
Les romans de Russell Banks se lisent ainsi, dans cette dynamique, avec emportement, profondément, comme à vif. Ils nous peuplent, divers, profus, empathiques et lucides. C’est le génie des œuvres généreuses. L’écrivain nous offre quelque chose de précieux – en plus de la jouissance romanesque : être nous-mêmes en étant des autres, accepter l’aventure désastreuse de l’existence, éprouver une certaine joie à vivre finalement. Nous nous en souviendrons ! C’est probablement ainsi que se lisent ces mots de Fernando Pessoa qu’il met en exergue de son dernier roman, testimonial, expérimental et crépusculaire :
Au souvenir de qui je fus, je vois un autre,
Et le passé n’est le présent qu’en la mémoire.
Qui je fus est un inconnu que j’aime,
Et qui plus est, en rêve seulement.