Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain à l’aide du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, avec la collaboration de Christian Galdón Gasco et Amanda Murphy : l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, qui inaugure ces échanges, précise ce qu’il pense de la « littérature mondiale », indique ce qu’il aurait dit à Frida Kahlo, et fait montre de pessimisme lorsqu’on lui demande s’il est encore possible de sauver le monde.
Juste avant sa mort, Roberto Bolaño avait accordé un entretien à la critique Mónica Maristain pour le numéro de juillet 2003 de Playboy México. Je tiens cet entretien – intitulé « Final. Étoile distante » en hommage à l’un des textes de Bolaño – pour l’un des meilleurs qui existent. Il comprend notamment cet échange, poignant, à la veille de la disparition de l’auteur (1) :
Playboy : Qu’évoque pour vous le mot « posthume » ?
Bolaño : Ça ressemble à un nom de gladiateur romain. Un gladiateur invaincu. Ou, du moins, c’est ce que veut croire le pauvre Posthume pour se donner du courage.
J’ai pensé que la matrice de ce « Final » pourrait servir de base à une série nouvelle d’entretiens d’auteurs et d’autrices : une sorte de « Questionnaire de Bolaño » posthume, engageant celles et ceux qui y répondraient à pratiquer une forme mixte, hybride, de sincérité autobiographique et d’ironie fictionnelle – car, comme on va le voir, et à la différence du « Questionnaire de Proust », les questions mêmes y conduisent.
Règles : possibilité de ne pas répondre à 5 ou 6 des questions (questions à barrer en ce cas) ; et proposer si possible un ensemble de 10 000 caractères environ.
Emmanuel Bouju (avec la collaboration de Christian Galdón Gasco et Amanda Murphy)
Quel est le premier mot qui te vient à l’esprit ?
Bolaño.
Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?
Aucune.
Qu’est-ce que la littérature espagnole ?
C’est comme les Asturies, région dont Ortega y Gasset disait que la première chose qu’on voyait d’elle, c’est qu’on ne la voyait pas.
Benito Pérez Galdós, Juan Benet ou Rosa Montero ?
Luis Martín Santos. Un jour, on lui a demandé ce qu’il faisait. Il a dit : « Je modifie la littérature espagnole (et je m’amuse) ». Il est mort jeune, en 1964, dans un accident de voiture. Sans cela, la trajectoire de la prose espagnole aurait probablement pris un autre chemin, plus joycien, pour ainsi dire.
Que penses-tu de la « littérature mondiale » ?
Moi, je l’appellerais « littérature universelle ». Pour moi, elle est comme le temps vu par saint Augustin. Si on ne me demande pas ce qu’est la littérature universelle, je le sais. Mais si on me le demande, je ne le sais plus.
Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?
Kafka et Dickinson n’ont pas à être en compétition. Laissons Kae Tempest – pour ce que ça importe – concourir en solitaire.
Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?
Bruce.
Quel est le meilleur roman de Javier Marías ?
Dans le dos noir du temps.
Si tu l’avais connu, qu’aurais-tu dit à Borges ?
Je me suis retrouvé à deux mètres de lui à Barcelone. Je ne lui ai rien dit, il était en train d’entrer dans une voiture et j’ai eu peur qu’il ne se cogne la tête.
Et à Frida Kahlo ?
Je lui aurais parlé du battement du temps, pour qu’elle me demande ce qu’est ce battement et pour lui répondre que c’est ce qui s’imprime comme une agression dans la matière vivante, dans nos visages et dans la peau des choses.
As-tu déjà versé des larmes à cause de critiques hostiles ?
Comme disait Paul Morand, avoir des ennemis n’est pas un luxe mais un besoin. Ils ont toujours été – ça c’est moi qui l’ajoute – l’impulsion invisible, le moteur de toute mon œuvre.
De quoi te souviens-tu de ton enfance ?
De la rue Rimbaud. C’est comme ça que j’appelle la rue que j’ai parcourue quatre fois par jour pendant quinze ans : la rue qui allait de la maison de mes parents à l’école, et vice versa.
Collectionnes-tu les boules à neige ?
Oui, elles sont dans un musée au pôle Nord.
Quelle est ton équipe de football favorite ? (Si tu n’en as pas, tu peux répondre à la question de ton choix.)
Le FC Barcelone. On m’y a inscrit comme membre à la naissance et j’y ai toujours ma carte.
À quels personnages de l’histoire universelle aurais-tu aimé ressembler ?
Ne me redemande jamais cela. C’est une question que je ne pardonne pas.
As-tu beaucoup souffert par amour ? par haine ?
Par amour, seulement une fois, parce que c’était Noël et tout le monde avait l’air de s’aimer et moi je n’avais pas l’amour de Françoise Hardy. Avec la haine, je n’ai jamais souffert, il n’y a rien de tel que la haine pour devenir intelligent.
Les listes de vente de tes livres sont-elles pour toi un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)
Pourquoi je m’en préoccuperais si elles sont toutes trafiquées ?
T’arrive-t-il de penser à tes lecteurs ? En quels termes par exemple ?
J’essaie de m’amuser en écrivant (ce qui m’est arrivé avec mon dernier livre, Montevideo) et je sais que si j’y parviens – j’y parviens toujours ces derniers temps – je transmettrai sûrement ce côté divertissant à mes lecteurs.
De tout ce que tes lecteurs t’ont dit, qu’est-ce qui t’a le plus touché ? Qu’est-ce qui t’a le plus énervé ?
Ceux qui me disent qu’ils ne me comprennent pas ou qu’ils me comprennent de moins en moins me touchent. Dans ces moments-là, je fais comme Valéry quand il est tombé sur son ami l’abbé et critique littéraire Henri Bremond, et que celui-ci lui a reproché d’être de plus en plus inintelligible. Valéry a regardé le prêtre de haut en bas et lui a dit qu’il fallait qu’il comprenne qu’il n’avait pas passé sa vie à se lever à cinq heures du matin pour écrire des bêtises.
Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez toi ? le divertissement ?
Tout m’ennuie, tout m’amuse.
Écris-tu à la main ?
Et pourquoi je devrais faire ça ?
En compagnie de qui aimerais-tu te retrouver dans l’au-delà ?
Je n’ai pas le droit de répondre à ça.
As-tu cru, à un moment ou un autre, verser dans la folie ?
Un jour où j’étais sur le point de me suicider de tant de bonheur. Je me le rappelle souvent parce que ce qui s’est passé m’a fait un grand choc.
Qu’est-ce qui te fait encore rire ? pleurer ?
Une fois, en direct à la télévision, j’ai pleuré de façon inattendue quand on m’a fait écouter un tango pour me demander ce que je pensais de Lisbonne. J’ai pleuré, bien sûr, de rire. Et il y a beaucoup de choses qui me font rire, surtout la bêtise humaine. Mais pour ce qui est de rire, je dois dire que je suis très classique, je ris quand quelqu’un glisse sur une peau de banane et titube jusqu’à disparaître de ma vue.
Que dis-tu de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?
Qu’on dirait justement qu’ils viennent de glisser sur une peau de banane. Mais je sais qu’il faut de tout pour faire un monde. Un jour, le grand torero Juan Belmonte était assis dans un restaurant de Séville quand Ortega y Gasset vint le saluer. Une fois que celui-ci fut parti, il demanda qui était ce monsieur qui venait de le saluer et on lui dit qu’il s’agissait d’Ortega. Il voulut alors savoir quelle était la profession de ce monsieur. « C’est un philosophe », lui dit-on. « Faut d’tout pour faire un monde », commenta Belmonte.
De qui suis-tu le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?
De mes amis intelligents, qui sont quelques-uns, et c’est bien assez.
Quel écrivain admires-tu le plus profondément ?
Laurence Sterne, Kafka, Montaigne.
Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)
C’est trop tard.
As-tu de l’espoir ? en quoi, en qui ?
Comme Kafka l’a dit un jour à son ami Janouch : l’espoir existe, oui, mais pas pour nous.
Qu’évoque pour toi le mot « posthume » ?
Ça me rappelle qu’il « faut être un homme vivant et un artiste posthume » (Cocteau).
Qu’est-ce que tu aurais aimé être au lieu d’écrivain ?
Argentin.
Traduction : Adèle Bouju