Dans L’égalité des conditions initiales, ouvrage issu de sa thèse, Guillaume Mathelier, à la fois chercheur et maire depuis 2008 d’une petite commune (Ambilly, en Haute-Savoie) – conjonction suffisamment rare pour être mentionnée –, se proposait de donner un nouveau cadre à la valeur d’égalité. Fort d’une connaissance approfondie des théories de la justice sociale, il insistait alors sur la nécessité de parvenir à une juste distribution des ressources initiales. Son concept d’individu bénéficiaire, soit un individu capable de faire ses choix en toute liberté dans un contexte le permettant, le conduisait à défendre le revenu d’existence, lequel constitue une forme de distribution a priori qui répond à un objectif de transformation et non seulement de correction. L’ouvrage était savant et appelait un complément plus accessible. Le contrat est rempli avec L’égalité avant toute chose, dont le titre est judicieusement univoque.
Guillaume Mathelier, L’égalité avant toute chose. Le Bord de l’eau, 126 p., 10 €
Guillaume Mathelier pose trois questions décisives. Comment justifier moralement la mise en place de l’égalité des conditions initiales ? En quoi celle-ci est-elle non seulement juste mais adéquate ? En quoi, enfin, est-elle le meilleur mécanisme de distribution des ressources socio-économiques ?
La naissance est le point de départ de l’analyse de l’auteur : elle est en effet la première circonstance à laquelle chacun est confronté, la « mère des justifications en matière de distribution ». Or elle est évidemment le fruit du hasard et, dès lors, les droits formels à l’égalité ne suffisent généralement pas à compenser l’inégalité initiale. C’est la raison pour laquelle il convient d’organiser une distribution a priori (alors que la plupart des théories de la justice s’intéressent à la redistribution), que l’auteur considère non comme une politique sociale mais comme un droit. Ce droit, acquis à la naissance, est le mieux à même de réaliser l’égalité formelle, promesse de base de notre Constitution. C’est pourquoi il doit être considéré comme juste (au sens d’égal).
Guillaume Mathelier tire ici profit de sa connaissance de l’œuvre de Ronald Dworkin, qui, bien que libéral (politiquement), fait de l’égalité la vertu souveraine (selon le titre de son livre de 2000, traduit aux éditions Bruylant en 2008). Comme le philosophe américain, l’auteur insiste sur l’égalité d’attention, dont le fondement est le postulat de la valeur égale des citoyens. Selon Dworkin, sans cette égalité d’attention pour le destin de chaque citoyen, le gouvernement n’est qu’une tyrannie. La société doit donc veiller à donner à chacun « la capacité réelle de se construire moralement, intellectuellement et physiquement pour mener une existence digne d’intérêt ». L’égalité est un point de départ mais elle est aussi un idéal, un « horizon moral » (comme le soutiennent Bruce Ackerman et Anne Alstott dans The Stakeholder Society, Yale University Press, 2000). Cet idéal ne doit pas être confondu avec l’égalité des opportunités (définie comme le fait que tous puissent avoir les mêmes chances de réussite au-delà de leur condition sociale de base), laquelle néglige la fragilité de la notion de mérite. On sait pourtant que l’appréciation de celui-ci est liée à l’utilité sociale accordée à un ensemble de performances dont la réalisation dépend d’atouts (en particulier, un milieu familial favorable) distribués de façon moralement arbitraire. La justice sociale exige, au contraire, que ce qui dépend des circonstances, et non des choix, soit compensé.
Ce n’est donc pas au nom d’un quelconque mérite que Guillaume Mathelier recommande le versement d’un revenu a priori, « par essence nécessaire et universel ». Bien entendu, ce choix n’exclut aucunement des mécanismes de redistribution a posteriori, venant corriger les inégalités au moment de leur apparition. Mais ces mécanismes ne touchent pas à l’organisation fondamentale du système de production des richesses et, en outre, contribuent, selon Nancy Fraser, « à donner de la classe désavantagée l’image d’une classe déficiente et insatiable », une classe qui recevrait un traitement spécial et des largesses non méritées. Le débat français récent sur la valeur travail, opposant malencontreusement « assistés » et « travailleurs », illustre ce risque, redoutable pour la démocratie (mais, notons-le, la stigmatisation sociale des pauvres, accompagnée de la survalorisation du travail, est un phénomène très ancien). Si la distribution a priori doit être juste, elle doit également être adéquate.
Par la distribution qu’il reçoit, un individu devient bénéficiaire (ce qui signifie qu’il passe d’un statut où il était le sujet passif de la distribution à celui d’un agent capable de faire des choix). Bien évidemment, selon la théorie défendue, l’individu bénéficiaire ne sera pas le même. Comment le déterminer ?
Il s’agit de conjuguer l’individu en tant qu’unité de sens moral et son environnement contextuel. L’égalité d’attention contribue à cerner les conditions d’une juste distribution adéquate, soit une distribution construite sur des principes de justice clairement identifiés (pour « juste ») et appropriée à la nature de l’individu (pour « adéquate »). Dès lors, l’individu bénéficiaire cherche à concilier de manière optimale « la réalité de l’individu (considérations sociologiques, psychologiques, cognitives) et la distribution qu’il reçoit (considérations normatives) ». Dans l’esprit de l’auteur, le revenu a priori n’est pas « l’enfant d’une égalité des opportunités ou des chances ou un vulgaire avatar de l’égalité formelle ». L’adéquation est ici constitutive de l’égalité : elle répond aux besoins locaux, très différents selon le contexte, et aux besoins spéciaux, attentifs aux circonstances, telles que le handicap. Dès lors, une juste distribution adéquate devra combiner une part égalitaire (revenu a priori) et une part additionnelle fondée sur l’équité. Comme le soulignait Jacques Donzelot en 2007, l’État doit prendre la forme d’un État qui rend capable, c’est-à-dire qui prend au sérieux les capabilités.
Car prendre des décisions dans un contexte de pauvreté obère, comme l’a montré Eldar Shafir (« Decisions in Poverty Contexts », Current Opinion in Psychology, 2017), la capacité des individus à opérer des planifications à long terme. Cette triste réalité invalide largement la théorie classique du choix rationnel (au sein de laquelle l’individu doit faire face à la rareté de ses ressources) fondée sur un individu statistique sans épaisseur. Il convient, au contraire, de « donner aux individus la capacité de s’extraire de la précarité de leurs conditions », autrement dit de mettre en place un revenu a priori, de nature à réduire la part d’incertitude et d’angoisse pour les enfants comme pour les parents. Dans la filiation d’Armatya Sen et de Martha Nussbaum, Guillaume Mathelier insiste sur les caractéristiques des personnes et sur les spécificités de l’environnement dans lequel elles vivent. L’individu bénéficiaire est un individu incarné.
L’objectif poursuivi est de « mener une existence bien vécue ». C’est dire que, si les aspects économiques ne doivent pas être négligés, la finalité du revenu d’existence est autre : il doit satisfaire des besoins primordiaux et, par conséquent, être défendu comme un « bouclier contre la perte de dignité ». Il est donc avant tout question d’une préoccupation philosophique, là où des dénominations proches (« inconditionnel », « de base ») mettent, selon l’auteur, l’accent sur les modalités de distribution.
Il est cependant question des conditions concrètes de distribution. Elles se caractérisent avant tout par la permanence (de la naissance à la mort). De la naissance à la majorité, une part du revenu d’existence devra être épargnée et accumulée sur un compte personnel qui nous accompagnera tout au long de notre vie. Même s’il s’agit d’un droit au revenu différé, il appartient de plein droit à ses bénéficiaires.
Nous ne nous attarderons pas ici sur les diverses justifications du revenu d’existence présentes dans la littérature, si ce n’est pour rappeler que Guillaume Mathelier privilégie la justification morale. On ne saurait lui donner tort, tant il est vrai que « sous-justifiées moralement, les propositions perdent leur force illocutoire, c’est-à-dire leurs capacités à changer le monde et les représentations des individus ». On en déduira que « la justification morale de la naissance comme première circonstance qui nous unit tous est la voie vers une argumentation simple, lisible et efficace pour tous les individus bénéficiaires ».
Et c’est à l’émancipation de ces derniers qu’il faut parvenir. Or, la question de l’émancipation ne se limite pas aux conditions matérielles d’existence de nature à garantir la dignité. La piste suivie par Guillaume Mathelier est tout à fait convaincante : ce sont les modalités de la distribution du revenu d’existence qui doivent permettre de renforcer l’autonomie dont l’individu a besoin pour développer ses aptitudes et faire ses choix sans subir l’interférence arbitraire d’autrui, et de lutter contre la domination, ce qui suppose un cadre institutionnel républicain autorisant notamment l’accès de tous à la santé et la gratuité de l’éducation. Aussi, s’agira-t-il, si l’on souhaite poursuivre les objectifs de dignité et d’émancipation, de penser ensemble revenu d’existence et ce que l’auteur nomme capital d’émancipation. Celui-ci aurait pour fonction de donner une impulsion essentielle à la construction et à la réalisation d’un projet de vie qui permettrait de mener une existence bien vécue. Une telle dotation délivrerait un capital pour entamer son projet de vie sans l’appui ni la dépendance par rapport au secteur bancaire (l’ouvrage est extrêmement précis sur les modalités de la distribution).
L’égalité des conditions initiales se présente comme une voie prometteuse pour améliorer le contexte dans lequel les gens évoluent et pour ainsi refuser de considérer la pauvreté comme une situation fatale et inextricable. Écrit dans une langue accessible, servi par une riche connaissance des débats économiques et philosophiques, l’ouvrage de Guillaume Mathelier permet de renouveler un débat dont il est probablement inutile de souligner l’urgence.