Une femme à Crimée

À cinquante ans, Léonora Miano fait paraître une autobiographie écrite il y a vingt ans et jamais publiée jusque-là. Faisant alterner la troisième personne du singulier et l’adresse à sa grand-mère Mbambe à la première personne, le récit livre l’errance de cette jeune femme de vingt-trois ans, Louise, et de son bébé d’un an, Bliss. Échouée dans un centre d’hébergement pour femmes, le CHRS de Crimée, dans le XIXe arrondissement de Paris, elle décrit sa survie au milieu de ses compagnes d’infortune, « passagères » comme elles, mais vouées à l’échec et à l’errance. Le récit brutal et édifiant offre une plongée en Enfer.


Léonora Miano, Stardust. Grasset, 220 p., 18,50 €


Les récits de la difficile arrivée dans la société dite d’accueil révèlent la violence subie par les exilés et leur installation mentale dans une migration intérieure qui ne s’arrête jamais. On se souvient à cet égard de Samba pour la France de Delphine Coulin ou de Jours d’exil. Une saison au lycée Jean-Quarré de Juliette Kahane qui restituaient la violence de la solitude, l’absence de regard et de compréhension des autres, l’absurdité de l’administration à l’égard des sans-papiers.

Stardust, de Léonora Miano : une femme à Crimée

Léonora Miano © Elom 20ce

De la même manière, mais à travers le prisme d’une expérience réellement vécue par son autrice, Stardust est centré sur la société d’accueil. Ce récit acerbe et lapidaire articule plusieurs regards : le regard porté sur l’administration du centre, celui porté sur les femmes qu’il accueille – Léonora Miano nous livrant une galerie de portraits saisissants –, celui sur sa propre manière de survivre dans ce lieu et en dehors, et enfin celui sur le colonialisme, sujet que l’autrice affectionne particulièrement et qui constitue une toile de fond idéologique qu’elle ne cesse d’interroger dans ses romans. Le texte pose la question de l’accompagnement et du care, tout autant que celle de la migrance. Il permet de s’interroger sur ce qui fait la relation en migration ou son absence justement, c’est-à-dire ce qui « fait société » ou pas en contexte d’accueil.

La jeune Louise se retrouve avec sa fille d’un an dans un centre d’accueil pour femmes à Crimée, le CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) : « Tout est gris. Au mieux, marron sale. » « Ce cachot des solitudes » est décrit comme un lieu clos, violent et en dehors du monde. « Quel est ce lieu ? Crimée. Une presqu’île ukrainienne. Dans la mer Noire. Une guerre. Il paraît que c’est hardcore. L’envie de reculer, de s’enfuir à toutes jambes la traverse. » L’entrée semble indiquer qu’il s’agit effectivement d’un univers carcéral : vasistas, porte en acier qui claque ressemblant à la porte des Enfers, ce lieu de vie qui devrait faire communauté est terrible, induisant d’emblée l’idée que ce genre d’espace clos engendre une impossibilité intrinsèque de faire société. Son gardien, Azerwal, « un homme à la face ravagée », ressemble beaucoup au passeur Charon, même si Louise le perçoit comme un rescapé. Sa personne se fait cependant le reflet de cet impossible accueil : « Crimée ne peut sauver que les meubles les moins cramés par l’incendie… Crimée ne peut rien pour elles. Ce lieu n’est pas dédié à la reconstruction. Il n’est qu’une voie trop fréquentée. Une artère creusée sur le bas-côté. Pour la transhumance de celles qui ne sont plus. Transit. Exit. »

L’intérieur du centre est tout aussi glaçant, engendrant une approche biaisée de la part des accompagnants tout comme des migrantes. Il semble que les conditions mêmes de vie réintroduisent des échelles de précarité dans l’accueil et que les membres en soient tous affectés. Le roman est celui d’une lutte : « Elle ne se noiera pas dans l’eau trouble et houleuse de Crimée. »

Fondé sur une galerie de portraits de femmes noires subsahariennes, mais aussi d’accompagnantes, femmes blanches aidantes qui semblent toutes relever de la caricature et d’une situation systémique, le roman offre une condamnation sans appel de l’impossibilité de s’insérer pour la plupart des migrantes. Deux types d’accompagnantes, des femmes que tout oppose, sont réunies par ce que Léonora Miano estime relever de la colonisation ou d’un système de domination. Il y a par exemple cette éducatrice de la PMI dont les principes triomphants semblent en parfaite contradiction avec le vécu de Bliss et de Louise. « Madame A. reproche à Louise d’être trop kangourou. C’est le mot qu’elle emploie. Par souci de diplomatie. Laissez-la un peu vivre sa vie, conclut-elle. » Les portraits sont complétés par celui « d’une jeune femme à peine plus âgée que Louise. Blonde, musclée aux mollets » qui, jugeant que les Subsahariens sont heureux, souhaite que « la réalité ne lui gâche pas ses vacances au soleil ». Dans un style sans appel, Léonora Miano nous offre une lecture genrée et coloniale, mais qui peu à peu s’effrite…

Stardust, de Léonora Miano : une femme à Crimée

Le Bassin de la Villette, près de la rue de Crimée, dans le XIXe arrondissement de Paris © CC2.0/Carl Campbell/Flickr

En effet, l’assistante sociale qui la place à Crimée lui donne les codes pour s’insérer, développant ainsi une posture de bienveillance trahissant la compréhension de sa propre position de domination : « Tout ce qu’elle voit, c’est une personne désireuse d’en aider une autre. Si elle y parvient, si la couleur s’efface, c’est que la libertaire ne se drape pas dans sa race comme le faisait madame S. Pour une fois dans ce bureau, il n’y a qu’une personne devant une autre. » Cette main tendue a pour conséquence une nouvelle perception du monde : « Louise a envie d’embrasser cette jeune femme sans manière qui croit en elle, et qui, ce faisant, dessine cette aube où meurt le désespoir. »

Dans ce lieu cruel, désincarné et violent qu’est Crimée, les folies des uns et des autres s’expriment comme si l’endroit ne pouvait être que celui, carcéral et psychiatrique, de l’expression de ces folies. Louise y résiste tout en s’inscrivant dans un mutisme salvateur. Lorsque Véronique, l’ex-danseuse devenue handicapée, danse, en transe, dans un moment héroïque de désespoir, avant de disparaître à l’hôpital, Louise évoque alors « L’Incantation » de Glissant comme un chant funèbre. Ainsi, « Louise la garde en elle. Pour toujours ». La littérature devient donc le lieu des chaînes et des relais de voix, là où le réel ne peut contenir ni subjectivité ni corporanéité.

De même, les courts chapitres consacrés à des formes d’adresse à sa grand-mère Mbambe tissent les voix de femmes impossibles à sororiser. La relation fictive que Louise entretient avec sa grand-mère construit les sutures d’une image mentale féminine qu’il lui faut recréer, les femmes de Crimée empêchant toute imagerie d’une féminité possible : « il n’y a pas de sororité chez les écartées ». Alors que Louise s’accrochait aux rapports de domination coloniale comme seule explication de la migration et de l’errance, la fin du roman invite à se projeter mentalement hors de cette lecture, par la musique et par le lien enfin retrouvé avec celle qui est devenue « une poussière d’étoiles ».

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