En 2012, Christophe Boltanski publia Minerais de sang, un récit-enquête remarquable. Le livre portait sur la cassitérite, extraite en République démocratique du Congo (RDC) et présente dans tous nos appareils numériques. Dix ans plus tard, l’écrivain est retourné dans un Congo pillé et muséifié puisqu’il s’est enfermé une nuit dans le musée Tervuren dont les murs, les sous-sols et la restauration récente concentrent deux siècles d’une histoire violente, celle de la colonisation du bassin du fleuve Congo par la Belgique. Douloureux, le sujet cristallise des enjeux majeurs auxquels ce King Kasaï répond avec une économie et une justesse remarquables.
Christophe Boltanski, King Kasaï. Stock, coll. « Ma nuit au musée », 160 p., 18,50 €
Entre ces deux livres « africains », comme s’il oscillait entre le proche et le lointain, Christophe Boltanski a frayé du côté de l’autobiographie et publié plusieurs récits sur les siens : parents et grands-parents cachés, artistes, juifs et vieille-France mêlés, souvent « fieffés originaux » comme on disait jadis. Ce n’est pas un détail ; l’expression est l’occasion d’évoquer plusieurs passages de King Kasaï consacrés à ces hurluberlus qui s’en allaient conquérir et voler des pans entiers du monde, animés par un mélange d’inconscience, de cupidité et de désir d’ailleurs. Qu’ils fussent aristocrates, gueux ou hommes d’affaires, ils sont présents dans le livre et l’animent, lui donnent chair – souvent carnassière. Christophe Boltanski a lu Au cœur des ténèbres, bien sûr, et se laisse aller à une réflexion filée sur ces êtres que réunit la figure mythique de Kurtz, le héros diabolique et fascinant du roman de Conrad.
Mais nous nous égarons, ce que le livre ne fait pas. Au contraire, il est bref, dense, concentré et situé hic et nunc, dans l’enceinte de l’AfrikaMuseum (un nom qui ne date que de 2018), couramment appelé musée Tervuren. Cette année-là, l’ancien musée du Congo belge a rouvert après avoir été fermé cinq ans pour être réaménagé, autrement dit, « décolonisé ». L’écrivain, qui vient de signaler qu’il faudrait mettre des guillemets à chaque mot tant le musée, même repensé, est un champ de mines, l’écrivain en met, des guillemets. Car il cite la direction du musée qui justifie la restauration du lieu, dépouillé de tout ce qui témoigne de la prédation dont il est né.
Est-ce possible ? demande Boltanski en filigrane. On sent dans ses guillemets un très léger et compréhensible scepticisme, une défiance vis-à-vis de la conscience (mauvaise ? bonne ?) blanche qui ne saurait se libérer aussi aisément de son fardeau et de sa coulpe. Son King Kasaï est traversé par le doute, la perplexité, c’est ce qui en fait le prix. Le livre est tendu, son rythme et sa composition témoignent d’un sens de la dramaturgie et du drame. L’auteur n’est pas sans appréhension quand il entre, un soir, dans cet immense édifice. Il y est déjà allé, il sait que s’y joue quelque chose de géant et de monstrueux, et quelque chose de fabuleux. Il se souvient de l’exclamation de Victor Hugo : « L’Afrique, quel rêve énorme ! »
Christophe Boltanski est avant tout un observateur, un reporter dont la ligne de conduite est la description, et l’éthique la recherche de l’objectivité, condition de la pensée. Être objectif en 2022 pour parler d’un musée colonial ? La mission semble impossible, mais il l’accomplit. Il fait part d’une expérience, d’une plongée dans un musée et ses soutes, dans un monde et son image, ses échantillons.
Il n’est pas dupe. Après un bref préambule sur le pari qu’il a accepté de relever en s’enfermant dans cette caverne, il va droit au but et résume en quelques mots la mainmise et l’appropriation en 1885 par Léopold II, roi des Belges, d’un « bassin grand comme quatre-vingt fois son plat pays ». Quatre-vingt fois : la proportion, plus exactement la disproportion, est saisissante. « The time is out of joint », songe Hamlet découvrant le meurtre de son père par son oncle. Ici c’est l’espace qui est déjointé, désarticulé. Comment le remettre d’aplomb ? Ce n’est plus le rêve, c’est la réalité qui est énorme.
Il y a dans l’histoire des hommes des faits dont la force brute et l’extravagance sidèrent. La tectonique des plaques a mis des millions d’années à éloigner les continents les uns des autres. La voracité des hommes, la lutte entre puissances coloniales se rencontrant à la conférence de Berlin en 1885 a mis quelques dizaines d’années à les rapprocher. Déjà confronté à l’expansion portugaise au XVIe siècle, l’ancien royaume du Kongo est s’efface derrière l’État Indépendant du Congo, devenu le Congo belge.
Mais Christophe Boltanski ne se pose pas en historien. Il n’a pas non plus la froideur du philosophe qui lâche : « c’est ainsi », ni l’indignation qui brouille la vue, ni le regard du professeur armé d’un vocabulaire académique abstrait. Au musée Tervuren, il est au cœur de la chose coloniale et au milieu des choses : trophées, animaux empaillés, chicotes, fusils… Alors il dit, rapporte, expose ce qu’il voit autour de lui dans une langue exacte, donc une langue riche.
Quels que soient l’espace, la niche, le cartel, il est sensible aux appellations, à la terminologie et aux connotations. Il ouvre et achève son récit sur une même série de patronymes qui figurent sur des stèles posées à l’entrée : Sambo, Zao, Ekia, Pemba, Kitoukwa, Mibange, Peta. Trois femmes et quatre hommes qui ont été exposés en 1897 pour satisfaire au goût européen de l’exotisme, aujourd’hui spectres de ce tombeau du colonisé inconnu.
Ailleurs, il regrette l’assainissement du musée qui n’expose plus que les animaux les plus spectaculaires, au détriment d’une faune sauvage « aux noms extraordinaires, écrit-il, zèbre, cercopithèque, bubale de Lelwel, waterbuck, euplecte, calao, oryctérope, sitatunaga, phacochère… – qui sonnaient comme des jurons du capitaine Haddock ». Le King Kasaï du titre est le surnom donné à un éléphant mâle et solitaire dont la traque dura dix jours. Et le Kasaï, un affluent du fleuve Congo : beauté des noms, des sons ; ironie d’un titre, King, qui indique une royauté bafouée.
La figure de Tintin hante le livre, parce que l’homme est « le parfait administrateur colonial », parce qu’il cristallise toutes les contradictions du fait colonial, parce qu’il a bercé l’enfance de l’auteur, son imaginaire, le nôtre. Il incarne la dimension « confessions » de King Kasaï, le retour sur soi qu’opère Christophe Boltanski, son honnêteté qui nous oblige, nous. Il n’est pas un Européen dont la pensée et l’imagination ne soient nourries par un Autre fabuleux, maté et massacré pour être prélevé et offert à sa blanche curiosité. King Kasaï n’escamote aucune autocritique tout en arrivant à transmettre l’étonnement qui fut celui des colons ; les forces antagonistes qui président à la colonisation vibrent au fil des pages, telle la corde de l’arc. Nul ne peut s’en extraire et se dire vierge.
La chasse et ce qu’elle révèle sur notre rapport au monde animal ; la taxidermie, son flirt avec la mort et son exploitation par plusieurs artistes contemporains ; l’idée même de collection, de musée, la représentation de l’homme par l’homme… Le livre est un concentré exceptionnel de réflexions sur les préoccupations morales, politiques, anthropologiques, qui sont celles de notre monde, mondialisé et marié à la colonisation.
L’univers que le musée et Christophe Boltanski donnent à voir est un univers masculin. Les femmes n’y sont évoquées qu’à deux reprises. À l’occasion du portrait d’un collectionneur de crânes qui cherchait à garnir son harem. Et, sous un jour moins terrifiant, à l’occasion d’un cliché de 1904, pris par Alice Seeley Harris : anglaise, missionnaire, protestante, elle usa de son appareil photo pour consigner le crime et les exactions des siens. Ses images serviront à la première campagne humanitaire de l’ère moderne, menée par William Hearst. Grâces lui soient rendues. Son nom brille d’humanité dans notre monde où l’on saigne les hévéas pour obtenir du très lucratif caoutchouc, un nom qui, rappelle l’écrivain, signifie le bois qui pleure chez les Indiens du Pérou.
King Kasaï est un récit dont le ton est grave, réfléchi, marqué par les empreintes d’un merveilleux cruel, et par une pointe d’humour. « Je m’efforce de voyager léger » : qui sait si la première phrase du livre ne fait pas écho à une autre célèbre première phrase : « Je hais les voyages et les explorateurs » ?