Lionel Bourg appartient à une génération d’auteurs (il est né en 1949) dont le parcours aussi bien esthétique que politique a été fortement nourri par le surréalisme, passion sans exclusive ni dogmatisme. À l’instar d’un Patrick Cloux, d’un Joël Cornuault, il aime à l’occasion rappeler cette dette qu’il a contractée et, plutôt que de simplement la rappeler, il la paie généreusement dans chaque ligne écrite.
Lionel Bourg, Itinéraires de délestage. Le Réalgar, 348 p., 26 €
Les éditions Le Réalgar ont eu l’excellente idée de rassembler un certain nombre d’essais de Lionel Bourg consacrés à ses auteurs favoris, ou bien à d’autres compagnons de route avec lesquels, écrivains ou artistes contemporains, il aura pu quelque temps cheminer. Dans ce fort volume de 340 pages, Lionel Bourg réunit des articles, textes et entretiens ayant souvent fait l’objet d’une première publication en revue, textes où il rend hommage à des personnalités aussi différentes (mais moins différentes que dessinant ensemble un même paysage d’inspiration) que Breton, Georges Henein, Fargue, Rousseau, Proust, Bouvier, Joë Bousquet, Thierry Metz ou Werner Lambersy.
Ce sont là des essais subjectifs : non pas tant des commentaires critiques qu’une suite de regards impliqués, engagés émotionnellement, où celui qui parle des autres se considère lui-même à travers ce qu’il voit d’eux. En réalité, ce sont bien plutôt des récits que des essais puisque l’écriture ici cherche d’abord à démêler l’histoire d’une complexion personnelle voire d’une fascination, et que le propos sur la littérature se fait volontiers écriture de soi, autobiographie intellectuelle. Au fond, ce que Lionel Bourg raconte dans ces pages, c’est la façon dont les écrivains, la littérature, mais plus largement une certaine imprégnation culturelle tirée en avant par l’exigence poétique, auront témoigné pour lui. Car Bourg construit chaque texte et presque chaque phrase comme s’ils devaient montrer en quoi la littérature et l’écriture l’ont sauvé. L’ont sauvé, c’est-à-dire ont mis au jour en lui une conscience qu’il portait mais qu’en quelque sorte il ignorait, si cela est possible.
Or cette conscience, cette vision du monde et de soi, c’est le style. Le style ici n’est pas un ornement, il est profondément l’histoire intime qu’il s’agit de dégager. L’effort au style est constitutif du geste autobiographique lui-même, il témoigne de la seule révélation dont tout procède et découle : le goût de la littérature se met alors à imbiber jusqu’aux sensations originelles, fût-ce parce qu’il manquait alors. Tout s’explique même de nos malheurs par le défaut à soi dont la réparation soudaine, brutale, scandaleusement ouvrante apportée par le fait littéraire, décille les yeux et rédime en même temps les efforts consentis.
Au contact des écrivains, une vision du monde naît qui fait naître à lui-même celui qui les découvre. On est avec Lionel Bourg très éloigné des complications psychologiques et des réticences coupables qui sont censées torturer celui qui accède à la culture lettrée – l’approche littéraire des choses (littéraire, c’est-à-dire « appuyée sur la lettre », comme le rappelle souvent Pierre Bergounioux) est joie pure, émancipation franche, révolte légitimée, domaine conquis de haute lutte contre ce qui contraint et restreint l’homme en lui-même. D’où, chez l’auteur, ce ton heureux, presque vengeur, cette impression de pas gagné par-delà les accès de mélancolie. D’où aussi cette phrase souvent longue et assumée comme telle, ample, savante, raffinée, nourrie d’incises et d’ajouts, se formant par accrétion d’un lexique tournoyant, repoussant son terme et même dirait-on parfois son thème tant la phrase, en ses détours difficilement prévisibles, est susceptible d’accueillir une sensation, une nuance de sens, une référence littéraire ou parfois populaire (cinéma ou chanson) venue comme inopinément à l’esprit de son auteur.
La phrase s’allonge volontiers parce qu’elle se donne la chance de pouvoir mordre sur un peu d’inconnu, parce qu’elle garde en elle un reste irréductible demandant à se préciser, et qui la pousse en avant. Puis les phrases longues alternent avec des phrases brèves, lapidaires, sèchement assertives, définitives, comme si tout était déjà prononcé depuis la nuit des temps. Et ce contraste voulu et marqué dans une telle alternance dit précisément ce mélange d’assurance et de mélancolie revenue de tout de celui qui aura su se trouver en se reconnaissant d’emblée chez tant d’écrivains aimés, admirés et ici loués. L’exercice d’admiration est généreux, abondant parce que l’auteur sait qu’il est tout bonnement, sans jeu de mots, le fils de ses pairs.
Le mérite de ce recueil de contributions diverses ne réside donc pas principalement dans l’ensemble constitué des références majeures ou mineures, d’œuvres emblématiques qui représenteraient le panthéon de son auteur, même si c’est l’un de ses intérêts. Il est bien plutôt dans la manière qu’a l’auteur de rejouer pour lui, à chaque instant, le geste libérateur qui est à l’origine de son projet. Lionel Bourg aura conquis sa liberté à la force d’un poignet graphomane, et chaque phrase rédigée par lui veut en être la démonstration et le tour de force.