« Les amants d’un jour » chantée par Piaf, « Nantes », par Barbara, « La nuit je mens », de Bashung : trois chansons au hasard ou presque, trois airs immortels, trois histoires en quelques vers. Cela suffit pour tout sentir, tout comprendre. Bashung, donc, qui revient dans un bel essai agrémenté de nombreuses photos : En studio avec Bashung, de Christophe Conte. On retrouve le chanteur, disparu en 2009, au moment de sa consécration, d’une sorte de sommet que ce « sauvage », ce « hors-la-loi » aurait sans doute tout fait pour ne pas atteindre ; pour ne pas s’endormir.
Christophe Conte, En studio avec Bashung. Seghers, 216 p., 29 €
Le parcours de Bashung a fait l’objet d’une biographie et le chanteur a donné nombre d’interviews, malgré sa timidité et son peu de goût pour la parole (ou le bavardage promotionnel). Le livre du journaliste Christophe Conte (27 ans aux Inrocks) est, comme l’indique son titre, un ouvrage sur le chanteur compositeur au travail, avec ceux qui l’accompagnent, et plus qui l’aiguillonnent. Il le dit à propos de Play blessures, composé avec Gainsbourg : « Ils m’ont servi de psychanalyste ou de serrurier, ils ouvraient toutes les portes qui paraissaient fermées dans mon esprit ». Le propos reviendra au sujet d’autres collaborations, d’autres albums plus tardifs. Bashung a longtemps tâtonné, a cherché sa voix et sa voie. Il avait cependant des convictions et des goûts, des influences à dompter aussi, depuis toujours.
Au début, il est élevé par sa grand-mère, en Alsace, cette Joséphine qui osera peut-être dans une fameuse chanson (« Osez Joséphine ») enregistrée dans le studio fréquenté en son temps par Elvis Presley, à Memphis. Le jeune homme n’aime que la musique, écoute les premiers rockers, et ne tient pas à devenir le comptable que l’on souhaite faire de lui. Pendant un temps, il assure des tournées, enregistre quelques quarante-cinq tours, sans vraiment percer. Il signe quelques titres pour Dick Rivers, mais n’est pas encore le chanteur que nous découvrirons avec le single « Gaby oh Gaby » qui fait sa célébrité en 1980. Entretemps, il a rencontré l’un des deux paroliers avec lesquels il composera l’essentiel de son œuvre. C’est Boris Bergman. L’autre, c’est Jean Fauque, avec qui il compose Fantaisie militaire (un titre de l’album est signé Olivier Cadiot), son disque majeur.
Bergman et lui travaillent par jeux de mots – parfois trop, comme dans « Passé le Rio Grande », à la limite de l’Almanach Vermot. Ils écrivent par collages, découpages, inspirés par le cut-up de William Burroughs. Lequel a aussi influencé Bob Dylan ou David Bowie. La musique ne connaît pas les frontières. Les textes de Bashung ne sont pas tous explicites, compréhensibles, soumis à notre logique. Ce qu’il dit de la musique vaut pour les textes : « Comme je ne suis pas technicien, je procède par attouchements, par instinct. À partir de brouillons, je réexplique autrement… D’un côté, j’ai donc des musiciens qui m’aident à construire la base, et de l’autre, des perturbateurs qui viennent soit au début, soit au milieu d’une chanson ».
Pour la construction de l’album Novice, en 1989, Bashung conseille à Bergman, qui n’est pas ignare, quelques relectures : Mallarmé, Apollinaire, Michaux. On a vu pire. Christophe Conte cite les paroles de diverses chansons et, si l’on devait exprimer un regret à propos de ce livre très riche, fouillé et écrit avec élégance, c’est qu’on aimerait lire un « florilège Bashung ». « Au pavillon des lauriers » en serait, mais aussi « Malaxe », écrit par Fauque et le chanteur, dont la référence se trouve dans l’architecture moderne (et totalitaire). À « Madame rêve » fait écho « Ma petite entreprise », pour des raisons qu’on lira dans l’essai. Le journal économique L’Expansion voyait dans ce dernier titre un éloge au sens littéral de la petite entreprise qui certes ne connaît pas la crise, mais pas pour les raisons que l’on croit.
Bashung est pudique, parle peu de lui, de sa vie personnelle. Tout juste évoque-t-il son premier enfant dans « Angora », ou bien, par un déplacement comme il les aurait aimés, il aura pour illustration de « En amont » un coquelicot – « poppy » en anglais. La fille qu’il a eue avec Chloé Mons se prénomme Poppée.
Faire la liste de tous les musiciens avec qui il a travaillé, qu’il a écoutés, serait bien long. Il a le goût sûr, et connaît tout. Citons, parmi ses collaborateurs, Link Wray, une légende du blues et du rock, Colin Newman, du groupe Wire dans les années de la Cold Wave ; citons aussi ceux qui ont écrit pour lui, comme Gaëtan Roussel, Gérard Manset ou Daniel Darc. Tous ces noms, et d’autres, sont dans le livre. Bashung était exigeant, attentif à tous les détails, sensible à ce qui l’entourait. Allons jusqu’au cliché « écorché vif » : les problèmes d’alcool n’ont pas manqué, ni les ruptures, tant avec les femmes qu’avec les musiciens. On le voit parfois en studio, à part, à l’écart soudain des autres qui doivent l’accompagner, et dont il a tant besoin. Bashung n’est pas indifférent à ce qui l’entoure. Il est né, et l’apprendra bien après, d’un père kabyle. Sa grand-mère l’empêche de jouer avec certains enfants du village alsacien parce qu’ils seraient juifs.
Loin d’être un artiste engagé, Bashung compose pourtant « SOS Amor », l’air du mouvement Touche pas à mon pote et sa chanson « Résidents de la République » sonne encore juste à l’heure où la droite dite gaulliste penche très à droite. Mais il n’est pas disposé à tout dire. Ainsi, quand Joseph d’Anvers lui propose « Tant de nuits », pour l’album Bleu pétrole, il est gêné car cela commence par « Mon ange je t’ai haïe ». Le parolier raconte : « Il m’arrête et il me dit : « Je ne connais pas la haine, je ne connais pas ce sentiment, est-ce qu’on peut changer le verbe ? » Je cherche d’autres trucs, « je t’ai détestée », « je t’ai machin… » et ça ne collait pas. » Ils ont conservé le vers et sont passés à la deuxième phrase.
Il n’y aura plus jamais d’album de Bashung, plus de vertiges (de l’amour), de gouffres côtoyés. L’artiste prenait tous les risques, un triomphe aux Victoires ou des disques d’or ne l’auraient pas amené à s’arrêter en trop bon chemin. Faute de l’entendre, lisons-le, encore : « La musique m’a permis de nouer des rapports passionnels avec des gens. C’était bien à cela que je rêvais étant gosse : avoir des émotions fortes, me sentir vivre. Dans le même temps, j’ai aussi appris à côtoyer le fin fond de la connerie. Une chose que Gainsbourg m’a enseignée : la rigueur dans le travail mais aussi dans les rapports humains. À côté de ça, je n’éprouve pas forcément le besoin de parler beaucoup. Avec les musiciens qui viennent jouer sur mes disques, on échange des choses très fortes sans prononcer un mot ».