La sortie en France des Cahiers noirs de la période 1931-1941 a quelque peu occulté la publication de textes qui appartiennent à peu près à la même période et sont essentiels à la compréhension de la pensée de Martin Heidegger. Il s’agit de sept traités, publiés tardivement, au début des années 1990, dans la troisième section de l’édition intégrale, que les spécialistes regroupent sous l’appellation de « traités historiaux ». Le premier d’entre eux, Beiträge zur philosophie (1936-1938), traduit sous le titre Apports à la philosophie, a paru aux éditions Gallimard en 2013. Il passe pour être l’autre grand livre du Souabe. Le second, Besinnung (1938-1939), paru en 2019 sous le titre de Méditation, est tout aussi important. C’est donc le troisième, Die Geschichte des seyns (1938-1940), que nous propose l’éditeur sous le titre de L’histoire de l’estre. Il s’inscrit dans le sillage des deux premiers, mais entretemps la guerre a éclaté et le règne du faire (la Machenschaft, thème déjà introduit dans le traité précédent) a dramatiquement recouvert toute réalité.
Martin Heidegger, L’histoire de l’estre. Trad. de l’allemand par Hubert Carron et Pascal David. Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 256 p., 28 €
Le non-germaniste ne pourra qu’être reconnaissant que ces traités reçoivent enfin une réception française ; mais, germaniste ou non, le lecteur ne pourra faire abstraction des conditions dans lesquelles ces textes de Heidegger nous sont donnés. D’une part, l’éditeur allemand Klostermann impose que paraissent des traductions sans commentaires, ni glossaires ; d’autre part, l’exclusivité attribuée aux éditions Gallimard, qui commence heureusement à se desserrer, a empêché tout travail collectif autour d’une œuvre difficile. Si bien qu’avec les trois parutions évoquées plus haut, la bibliothèque française se trouve dans la situation d’accueillir deux traductions suivant une même logique, celle, contestable et contestée, suivie par François Vezin et François Fédier (disparu en 2021), et une autre, Méditation, plus proche de l’équipe réunie autour de Dominique Pradelle pour l’établissement de la version française de Pensées directrices (Seuil, 2019), dont le lecteur intéressé trouvera les principes exposés dans un article de la revue Philosophie (n° 140, janvier 2019, Minuit). Le malaise est tel que l’un des traducteurs de L’histoire de l’estre oublie dans son introduction – omission répétée sur la quatrième de couverture ‒ de mentionner la parution, pourtant chez le même éditeur, de Méditation, alors même que ce titre figure en note de la première page du texte ! Pire, quand les traducteurs renvoient dans les notes à ce dernier livre, ce n’est pas à la version Gallimard que correspondent ces renvois, mais aux numéros des paragraphes du texte original ! Ce qui donne, par exemple, p. 108, un renvoi au paragraphe n° 64 intitulé par les traducteurs « décompte historique et technique », alors que le lecteur francophone trouvera dans le texte publié le titre de « histoire historisante et technique ».
Ce n’était pas un mince enjeu que d’obtenir une traduction, sinon homogène, du moins cohérente de ces traités, représentant le passage de la question du sens de l’être, la Seinsfrage, à celle de l’Être comme « instance qui destine l’histoire » (Dominique Pradelle), la Seynsgeschichte. Ils témoignent d’une reprise complète de la pensée de l’auteur de Sein und Zeit, à un moment où celle-ci décide de se mettre à l’écoute d’un « nouveau commencement », qui ne serait pas celui de la philosophie grecque. Comme le dit excellemment Alain Boutot dans la présentation de sa traduction de Méditation, ces traités sont davantage des « tentatives, des essais, inlassablement remis sur le chantier, pour parvenir à penser ce qui demande depuis toujours à être pensé mais ne cesse de se dérober ». Ce qui leur donne un caractère déroutant, inachevé, mais qui semble le plus adapté pour se déprendre de la logique de la métaphysique. Tandis que les Cahiers noirs, auxquels ces traités font souvent référence, sont écrits selon la chronologie et consignent des notes de travail, les traités sont structurés thématiquement. C’est tout un ensemble que Heidegger faisait jouer simultanément : carnets de travail, traités, cours (durant cette période, se déroulent en particulier les cours sur Nietzsche et sur Hölderlin), et l’idéal aurait été que la traduction française de ce dispositif complexe en reflétât autant que possible la cohérence.
Les années 1930 sont pour Heidegger celles de la remise en cause de l’ontologie fondamentale. Insatisfait d’un certain échec de Sein und Zeit, dont la deuxième partie ne paraîtra jamais, il reste cependant persuadé que ce livre constitue comme la trace que ce qui doit être pensé l’a été effectivement, mais sans que le sens en soit clairement dégagé. L’arrachement à la métaphysique est-il complet, sommes-nous sortis d’une pensée de l’être comme « être de l’étant » et, enfin, avec le Dasein, la rupture avec toute anthropologie philosophique est-elle accomplie ? Heidegger a bien conscience de la qualité inédite de certaines analyses du grand livre de 1927, mais de multiples adhérences au discours de l’ontologie doivent être dissoutes et il y faut une langue nouvelle (ou plutôt il faut se mettre radicalement à l’écoute de la langue). Sein va devenir Seyn (rendu dans les traductions soit par « Être », soit par « estre », formule archaïsante comme le seyn allemand), avant d’être barré d’un X dans les années 1950, pour s’assurer de l’absence de toute confusion avec l’ontologie classique : l’Être n’est rien, ni fondement, ni cause, ni l’esse purus des scolastiques, il n’est ni au-dessus de nous, ni en nous, ni non plus autour de nous, mais nous sommes « en » lui en ce qu’il est événement (Ereignis, traduit ici par « avenance », la « trouvaille » de Fédier). Encore que ce dernier terme ne soit pas à entendre au sens ordinaire d’un avoir lieu quelconque, mais au sein du Dasein (traduit souvent par le « là de l’être ») comme une entente qui tient ensemble l’être et l’homme mortel et ouvre l’histoire, non celle de l’historiographie, mais celle qui décide d’une époque.
Selon Heidegger, le premier commencement, grec, de la pensée s’est ouvert sous le signe de la phusis, mais interprétée comme effectivité, au point de signifier, au terme de la temporalité inaugurée par les Grecs, c’est-à-dire à l’époque moderne, Machenschaft, rendu ici par « faisance » et par d’autres traducteurs par « fabrication », le règne du faire (Machen). Ce qui va entraîner la perte du sens de l’authentique « puissance » de ce qui accorde Être et homme au profit d’une hyperpuissance de domination sur le monde. C’est dans ce cadre que Heidegger, dans un texte intitulé Koivóv, comprend le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le communisme lui-même, du moins le concept de communisme que construit le penseur, se trouve embarqué dans cette histoire de la toute-puissance du faire au même titre que les États parlementaires. Au beau milieu de ces pages sur la puissance, une remarque antijuive, la seule du traité, mais déjà de trop, au paragraphe 61 intitulé « puissance et crime » (passage censuré dans l’édition italienne, Christian Marinotti Edizioni, 2012), dans lequel Heidegger se demande « sur quoi se fonde la singulière prédisposition du monde juif à l’empire de la criminalité planétaire » !
L’histoire de l’estre tient ferme le propos amorcé avec Apports à la philosophie et Méditation, en cherchant à élucider jusqu’au bout l’essence de cette fausse puissance, celle du règne du faire, celle même qui va se déchainer avec la Seconde Guerre mondiale. Cette explication avec la « puissance », explication également avec Nietzsche, qui, loin de représenter une rupture, sera bientôt mis à sa place, à l’achèvement de l’histoire de la métaphysique, laissera apparaître bientôt la thématique du lien intime entre métaphysique et nihilisme (traité encore à paraître en français, Metaphysik und Nihilismus, paru en 2018 aux éditions Klostermann).