Patrick Jackson va mourir et il se souvient de Christine, la petite fille retrouvée morte sur le rivage. Patrick va tirer le fil d’une histoire familiale où silences et secrets cachent une réalité complexe. D’une architecture très classique, La surface de l’eau de Neil Hegarty – son premier roman – semble se donner pour tâche principale de dépayser le lecteur.
Neil Hegarty, La surface de l’eau. Trad. de l’anglais (Irlande) par Mona de Pracontal. Joëlle Losfeld, 314 p., 22,50 €
Le récit met en scène une petite famille au nord de l’Irlande : la mère, Sara, qui continue d’imposer son autorité après la mort de son mari ; les deux enfants, Margaret et Patrick ; Robert, l’époux de Margaret ; Cassie, orpheline « casée dans la famille de leur mère – placée dirait-on maintenant – au cours de l’été 1937 ». Quoi de plus ? Rien, et c’est justement ce qui était curieux, « une famille étrange, à cette époque et en ce lieu », deux enfants seulement dans une famille catholique, où la présence de Cassie ne faisait qu’ajouter « une couche d’étrangeté à une situation déjà étrange », note Neil Hegarty.
Dans son rêve – ou son délire –, Patrick croit voir le jardin de l’hôpital envahi par des plantes inconnues et hostiles, selon lui apportées là par Sara et Robert. Une nature redoutable, animée par une vie inattendue, fait son apparition. Bien sûr, Patrick est lui-même trop souvent « plongé dans la situation pour pouvoir distinguer clairement des formes » ; mais il lui arrive de voir « des formes distinctes émerger de l’obscurité : un épisode ici ou là qui prenait tout son sens, dans lequel les ondulations, les connexions étaient visibles ». Comme dans The Jewel, deuxième roman publié par Neil Hegarty (2019), les personnages perdent peu à peu leur brillant de façade, en d’autres termes finissent par révéler leur vraie personnalité. Si ce processus est normal dans le fonctionnement d’une famille, reste à savoir, nous dit Margaret, ce que chacun peut « encaisser ».
La surface de l’eau est un roman où la vie est assaillie de tous côtés par la mort, de différentes manières. Il y a la mort de Christine. Il y a aussi la mort qu’on dit jetée par le mauvais œil. Bien sûr, « elle n’existe pas », et pourtant Sarah la reconnaît à la malchance qui la suit. Il y a la mort prochaine de Patrick sur son lit d’hôpital. On voit ainsi les personnages de La surface de l’eau batailler contre un même danger : sous des formes plus ou moins visibles, ce qu’on pourrait appeler l’instabilité du monde. C’est pourquoi, dès son jeune âge, Patrick s’efforce de dresser « des cartes mentales comme il les appellerait plus tard, des cartes irréfutables qui résistaient à l’épreuve du temps et de la mémoire, impossibles à contredire… une carte toute de solidité et de sécurité ». Grand désarroi devant le réel, certes, mais aussi effort courageux pour chercher un ordre qui ne peut manquer d’exister en lui.
En outre, il faut avoir le courage de scruter le passé afin de trouver les clefs du présent, nous dit Neil Hegarty. Quel écrivain pour se dérober à cette tâche ? Le monde, songe Patrick durant ses longues rêveries, c’est d’abord « tous ces… ce tissu, ces épisodes, ces éléments disparates… ». Les morceaux épars, les formes déjà visibles, dessinent peu à peu « une forme autre ». Placé en surplomb, au-dessus du rêve et du réel, Patrick devient ainsi un fabricant d’histoires. Entreprise qui n’est pas vaine et rejoint celle des marins espagnols de l’Invincible Armada « débarquant dans le rugissement du vent, le rugissement des vagues, vers la lumière des lampes et des torches qui les attendaient sur la plage… Afin de découvrir l’avenir, d’explorer les formes qu’il prendrait pour eux ». Il n’y a pas de rupture dans la chaîne du temps qui conduit aux désordres contemporains.
Au cœur de l’action, le meurtre d’une enfant. On nous livre le nom du coupable mais ce n’est pas à nous ici, pas plus qu’à Margaret, de lever le voile sur une autre question, « la question du pourquoi ». Gardons à ce roman l’indécision qu’il revendique : « Le pourquoi c’est trop pour moi. Je ne veux rien savoir du pourquoi ; je ne veux pas comprendre une chose pareille. » Et ce n’est pas vers Sara qu’il faut se tourner pour obtenir quelque lumière sur l’action : « Une carapace. Ça semblait tellement étrange : décrire sa propre mère comme quelqu’un qui porte une carapace. Et pourtant c’était l’image qui lui venait toujours à l’esprit. Les tailleurs de tweed imperméables à l’eau, la peau dure imperméable à l’amour, les mots, les paroles tournées de façon à maintenir autrui à distance. » Confirmation de l’étrangeté du monde.
Ce thriller sombre et dépaysant (rivages de l’Irlande du nord…) ne s’écarte pas de son dessein initial : dire que le monde est opaque et cruel. « Le monde extérieur et le monde de la maison aussi – le monde dans son ensemble, qui un jour posa la botte, posa le talon contre les carreaux de la maison et l’enfonça d’un coup… Et ce faisant scella une relation – dans le sang, dans une horrible gravité, et avec des conséquences multiples. » « Horrible gravité » : voilà donc qui relève davantage de l’acte d’accusation que de l’humble acte de confession, l’un et l’autre présents dans le texte. L’auteur élève le débat, justement parce qu’il sent que la question est trop grave pour être maintenue dans les limites du polar conventionnel. Rien ne s’explique complètement, la confession elle-même n’est pas une conclusion ; demeure l’obscurité des consciences. Maintes stratégies d’investigation sont possibles (le fantastique par exemple : Claire Kilroy dans Affaires et damnation, 2014 ; Conor O’Callaghan dans Personne ne nous verra, 2018). Neil Hegarty choisit de maintenir son enquête dans le cadre d’un pessimisme raisonné étayé par l’Histoire.