Qui, en Europe, se souvient du Probo Koala ? Une nuit d’août 2006, ce « tanker de tous les malheurs » parti d’Amsterdam se délesta, dans le port d’Abidjan, de tonnes de déchets hautement toxiques. Ces déchets furent ensuite dispersés par camions dans toute la mégapole ouest-africaine, engendrant « des puanteurs capables de tuer un éléphant ». Ces pestilences, selon un dossier (en ligne) de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), provoquèrent la mort d’au moins dix-sept personnes et l’intoxication de cent mille autres. Tanella Boni revient sur ce désastre criminel dans un roman philosophique aux faux airs de polar. La philosophe, poète et romancière ivoirienne y poursuit une méditation sur des manières d’habiter le monde qui soient dignes de notre commune humanité.
Tanella Boni, Sans parole ni poignée de main. Nimba, 260 p., 6 000 francs CFA
Tanella Boni, Insoutenable frontière. Bruno Doucey, 128 p., 15 €
Le roman débute par le meurtre par balle de Fabien, un gardien d’immeuble d’une cinquantaine d’années, enchaîne sur le récit des bouleversements et du deuil qui s’ensuivent pour ses proches. À ce premier fil narratif suivi par Tanella Boni s’en torsade un autre, celui du journal intime de Fabien, découvert au fur et à mesure que sa fille aînée, Férima, en fait une lecture discontinue. Le gardien y a couché, avec des fragments de sa propre histoire et de celles de sa ville et de son pays, ses pensées et interrogations quotidiennes. Fabien a fait des études, comme Adjoua, sa femme, une couturière qui s’est autrefois opposée à sa famille et aux coutumes pour construire sa vie comme elle l’entendait. Des quatre enfants du couple, deux sont encore au foyer : Jonas, le benjamin, âgé de sept ans, et sa grande sœur, étudiante en sociologie. À la faveur du cahier de Fabien, on découvrira qu’il a eu un autre enfant, caché à sa famille officielle. Des enquêtes parallèles menées par des femmes de l’entourage de Fabien prennent ainsi le pas sur l’enquête policière qui patine.
Ce double récit où affleurent les remémorations de personnages variés permet à la romancière de brosser, allant et venant d’une époque à l’autre, le tableau sinistré d’une société autrefois plus unie et plus prospère, désormais fracturée par de multiples clivages : d’habitats, de classes, d’allégeances, de morale ordinaire, avec l’argent en clé de voûte. La fonction de Fabien fait de lui un agent de liaison entre ces différents segments sociaux : exerçant au quartier H2H, il compose la chronique de ce secteur urbain de classes moyennes et intellectuelles, dont il a vu s’éroder au fil des années l’optimisme et la gaieté.
Le « séisme environnemental » qu’a provoqué le Probo Koala concentre ces dérives. Le meurtre de Fabien s’est produit quelques semaines plus tard. Son journal, déchiffré par Férima, finit par relater le ballet des camions-citernes empoisonnant la ville de jour en jour, via les bouches d’égout, les ravines où agonise toute vie animale, les sols infiltrés, les nappes phréatiques contaminées. Malgré l’évidence de l’horreur, c’est dans un silence morbide et délétère que deux sortes de poison minent une société en proie à une succession de « saisons d’anomie » : les remugles chimiques qui polluent la capitale économique de la Côte d’Ivoire depuis que le « Bateau bleu » y a déversé nuitamment sa nauséabonde cargaison, et les pestilences suintant des agissements criminels de certains, de l’indifférence coupable d’autres, de la « guerre sournoise » qui a divisé le pays, du ressentiment et des égoïsmes qui, un peu partout, « sans parole ni poignée de main », sapent les sentiments d’amour et d’amitié censés unir les familles et les communautés.
Fatma, la jeune vendeuse de cacahuètes qui a été l’unique témoin du meurtre, échappe in extremis à un viol parce que le violeur, qui est aussi l’assassin de Fabien, est rebuté et apeuré par « le désastre qu’était devenu son corps » pustuleux, du fait des dégâts causés par les émanations toxiques : « Tu vois, depuis l’affaire des déchets toxiques, mon corps ne ressemble plus à rien. C’est ça qui m’a sauvée. Le type s’est enfui en laissant la porte grande ouverte. » Le corps social et les individus, en proie à une terrible déréliction, ont accédé à une existence fantomatique, à tel point que, lorsque Fabien, pourtant bel et bien mort et mieux vêtu que d’ordinaire, rend visite à son meilleur ami, Koimin, pour boire une bière avec lui, il apparaît plus vivant que la plupart des vivants.
Avec cette fiction à suspense qui perpétue la mémoire d’une tragédie massive et bien réelle, la philosophe déploie une idée-force : la dignité de chaque être humain constitue la condition de possibilité d’un monde habitable. Les vies précaires, « à la merci de n’importe qui, de n’importe quoi », s’emploient à résister : il s’agit d’être quelqu’un plutôt que rien. Le journal intime de Fabien cherchant à élucider son existence, les baskets coûteuses qu’il a aux pieds lors de sa visite post mortem à Koimin : deux actes de défi à la déshumanisation, deux actes par lesquels il s’extrait du monde de déchets où d’autres ont confiné sa vie et celle de ses pareils. Lors d’un dialogue nocturne, post mortem lui aussi, avec Fatma endormie, il révèle mener lui aussi l’enquête sur sa propre mort et se proclame « intuable ». De même, pour Fatma, l’enjeu consiste en « la liberté de circuler librement sur les chemins qu’elle traçait par elle-même », puis de « parler en son nom propre ». Mais ne nous y trompons pas : au-delà de l’autonomie des femmes et de la légitime résistance des exclus, « l’affaire des odeurs » soulève à l’échelle mondiale la question de la résilience de la société tout entière. C’est de cohabiter qui nous fait humains, et cependant tous les humains ne cohabitent pas : ce monde où un capitaine de vaisseau fantôme ukrainien, après avoir trimballé sa cargaison de mort sur les océans, livre une leçon cynique de géopolitique à Fabien, c’est le nôtre.
Estampillé « conçu et édité en Côte d’Ivoire » sur la quatrième de couverture, ce thriller écologique tissant la chronique historique et sociale à l’intrigue policière est publié à Abidjan de manière à toucher en premier lieu ces habitants du Sud global chez qui l’on a cru possible, voilà seize ans, de se débarrasser de tonnes d’ordures très concrètement mortifères. En attendant que ce livre soit disponible en Europe, les lecteurs résidant de ce côté-ci du monde pourront se reporter à une autre facette de l’écriture de Tanella Boni, la poésie. Autrice de cinq romans, de livres pour la jeunesse, de trois essais, de nombreux travaux philosophiques et d’une douzaine de recueils poétiques, elle publie en effet parallèlement Insoutenable frontière aux éditions Bruno Doucey. Les sept mouvements du recueil reviennent autrement sur cet « air de déjà vu et panique à bord », ce « bateau-monde / qui prend l’eau de toutes parts ». Cependant, « porte[r] l’humeur du monde », c’est assumer la parole d’une « femme qui marche » et ainsi, à sa façon singulière, « reprise le tissu du monde » : « C’est là ton métier / Le tissu qui ressemble à ton pays / À ta langue la page blanche / Dont l’étendue te poursuit / Jusqu’au rivage de tes rêves ».