Plus que l’écriture inclusive, ce qui frappe d’emblée dans les textes de Koleka Putuma, c’est l’omniprésence des références bibliques. Nous traversons le Jourdain, Babylone, Jéricho, croisons les personnages mythiques, y compris Shadrack et Meshak (sortis indemnes de la fournaise babylonienne), nous nous heurtons aux pharisiens et aux pharisiennes, entrevoyons le temple, le buisson ardent de Moïse, guettons la Terre promise. D’un vers à l’autre, on saute de la Genèse à l’Apocalypse.
Koleka Putuma, Amnésie collective. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Pierre-Marie Finkelstein. Édition bilingue. Lanskine, coll. « Régions froides », 224 p., 16 €
L’autrice se présente comme « une fille de pasteur qui aime une femme musulmane », justifiant de ce fait l’avalanche de prophètes à la fin des strophes. Koleka Putuma tient par ailleurs à réfuter ce passé : « l’évangile / est la manière dont la blanchité / entre chez nous par effraction / et nous met à genoux ».
Cette imprégnation de l’Afrique du Sud par le christianisme est profonde. Actifs dès le début du XIXe siècle, les missionnaires ont su surfer sur la croyance en un dieu suprême et intégrer la dévotion envers les grands ancêtres à la communion des saints. La voie religieuse offrait en outre une possibilité d’élévation sociale. Les 800 églises syncrétiques drainent les fidèles par milliers, voire par millions, quand la Zionist Christian Church se rassemble à Pâques. La première conférence de l’African National Congress en liberté, à Durban, en 1991, a commencé par la prière d’un évêque, suivi d’un hymne, entonné aussi par Joe Slovo et tous les cadres du Parti communiste. Ce n’est pas un hasard si la Commission Vérité et Réconciliation fut pilotée – avec cœur – par Mgr Tutu, archevêque anglican. Dès lors, il n’est pas étonnant que la révolte contre la société au XXIe siècle reprenne ces références.
Cette rébellion prend deux formes chez Koleka Putuma, née en 1993 dans l’Eastern Cape. Un rejet du monde postcolonial, et un refus du monde genré qui opprime encore les femmes, les Noires en particulier. Elle cite, sans majuscules, fanon et biko, comme penseurs de la libération, mais pour ajouter dans la foulée que les militants sont souvent d’affreux machistes. Sa haine s’étend aussi à certaines « féminazies ». Elle revendique la liberté pour les queers, à l’image de son poème Pas de dimanche de Pâques pour les queers. Ce texte a fourni le titre d’une pièce de théâtre.
L’Afrique du Sud jouit d’une des constitutions les plus ouvertes en matière de droits des minorités. Mais la société évolue lentement, figée sur un socle patriarcal et machiste. La liberté pour les lesbiennes reste un droit tout relatif quand des malfrats se livrent encore aujourd’hui à des « viols correctifs ».
Mal à l’aise en ces temps troubles, Koleka Putuma se défend par des écrits lapidaires et des performances vidéo. Ses poèmes ornent des sacs, des T-shirts : « Vos rêves méritent votre courage » ou encore : « Je ne veux pas mourir / les mains en l’air / ni / les jambes écartées ». Elle a su conquérir les « born free », cette génération de jeunes Noirs qui n’ont pas connu l’apartheid, mais qui, pour autant, n’arrivent pas à s’extraire de la violence et de la pauvreté. Son aisance sur scène (elle a suivi des études de théâtre), sa voix, sa détermination, l’ont propulsée parmi les femmes les plus écoutées du moment. Ce recueil, Amnésie collective, a dépassé les 10 000 exemplaires vendus, ce qui constitue un record absolu pour la poésie sud-africaine. Dans un pays qui lit peu (les éditeurs parlent de bestsellers quand les ventes dépassent 3 000 unités), c’est en effet remarquable.
À l’image d’une Lebo Mashile qui déclame ses textes, Koleka Putuma n’hésite pas à porter ses poèmes dans les sites les plus divers. Elle s’inscrit dans la lignée des performeuses que sont Gcina Mhlope et Philippa Yaa de Villiers, avec une once de provocation en plus. Son visage poupin, parfois boudeur, et son regard indomptable sont désormais familiers des téléspectateurs. La plateforme panafricaine OkayAfrica la considère comme une influenceuse d’importance dès 2020.
Koleka Putuma aime établir des listes. Vingt et une manières de partir. Soixante-dix Noires connues ou inconnues qui lui ont donné du courage (« chaque nom / est un évangile enfermé dans mes os »). À titre personnel, elle dispose déjà d’une belle liste de récompenses littéraires qui a commencé en 2014 avec le championnat national de slam, puis le prix PEN Afrique du Sud décerné à un étudiant. Elle s’est distinguée dans plusieurs domaines, comme le meilleur scénario pour le théâtre en 2018 ou son apparition dans le classement de Forbes Africa des personnalités de moins de trente ans.
Elle aime les formules choc. « Celles qui ont écrit la Bible ne nous y ont pas incluses. » En isiXhosa, le prénom Koleka signifie, selon les cas, « croyable » ou « satisfaisante ». Paradoxalement, elle considère sa langue maternelle comme une allergie plus ou moins supportable. Elle n’hésite pas à donner des leçons « aux Noir-e-s » afin de cesser « de voir les séquelles / du colonialisme / chaque fois qu’ils disent / amen ».
Sous le titre « Obsèques », elle se souvient de ses jeux d’enfant où l’on s’enterrait dans le sable. « Nous jouions à être Dieu », lâche-t-elle avant de conclure : « En ces temps-là, la vie et la mort étaient un jeu dont nous avions la télécommande. » Sur ces plages, celles où débarquèrent en 1652 les premiers colons, elle rêve de nager « juste pour le plaisir ». En revanche, elle vomit Kakstad (littéralement « ville de merde »), visant Kaapstad, Le Cap, dont elle énumère quatre sites emblématiques, tous entachés par la colonisation. Pour plus d’informations, elle renvoie « au site www.blanc-he-s-pénétrant-par-effraction-depuis-1652.co.za ».
Et l’amour dans tout ça ? Un poème démarre doucement :
« Je veux quelqu’un qui me regarde
et m’aime comme les Blanc-he-s regardent
et aiment
Mandela »
Mais l’histoire dégénère et s’achève sur une note grinçante.
« C’est l’un des nombreux vestiges de l’esclavage
être aimé-e comme Mandela »
Soulignons la performance du traducteur, Pierre-Marie Finkelstein, que l’on peut admirer dans ce recueil bilingue. Il a su se jouer de Dieu-e et des iels sans alourdir la musique des mots et créer des néologismes pour rendre les concepts de blackness et whiteness. Il reste maintenant à trouver un équivalent à womxn, que l’autrice utilise pour qualifier les femmes non cataloguables sur lesquelles glosent les hommes noirs et les femmes blanches.