Bassorah rêvée

Pour beaucoup de lecteurs occidentaux, mentionner la cité de Basra – autrement appelée Bassorah – ne réveille pas des souvenirs littéraires mais plutôt des images lointaines de guerre, celle opposant l’armée américaine aux insurgés irakiens vers la fin des années 2000. Il en est de Basra comme d’autres villes arabes, Alep, Aden, ou encore Benghazi : des lieux réduits à une toponymie militaire qui évoque tout au plus la violence et la destruction. Pour se déprendre de cette sinistre image, il faut lire le nouveau roman de Mansoura Ez-Eldin, Les jardins de Basra, qui paraît en ce début d’année aux éditions Actes Sud.


Mansoura Ez-Eldin, Les jardins de Basra. Trad de l’arabe (Égypte) par Philippe Vigreux. Actes Sud, coll. « Sindbad », 224 p., 22,80 €


Les premiers mots du narrateur sont éclairants : « Hier j’ai mangé une lune. » Cette phrase aux accents surréalistes prélude à un récit qui entend bien s’affranchir de la lourdeur du réel pour se plonger, voire se noyer, dans l’onirisme littéraire. Le narrateur des Jardins de Basra se prénomme Hishâm, il est marchand de livres anciens au Caire de nos jours et voue un culte aux vieux manuscrits dans lesquels il aime se perdre. À tel point qu’il ne sait plus tout à fait faire la différence entre la fiction et la réalité. Le voici pénétré d’un rêve où des anges lui apparaissent pour cueillir le jasmin de la ville irakienne de Basra. Il devient alors obsédé par cette plante à laquelle il confère des vertus magiques, « du jasmin dans ma tête, du jasmin dans mon ventre et mes entrailles ». Pour Hishâm, ce jasmin est un peu une madeleine de Proust qui viendrait réveiller, non pas les souvenirs d’une enfance à Combray, mais une vie rêvée, fantasmée, dans la cité irakienne de Basra au VIIIe siècle.

Les jardins de Basra, de Mansoura Ez-Eldin : Bassorah rêvée

De vieilles maison chaldéennes à Bassorah © CC2.0/Mar Sharb

Bientôt, Hishâm se persuade d’y avoir vécu sous le nom de Yazid et d’y avoir connu les plus grands penseurs de l’époque. Basra est au VIIIe siècle une ville en pleine effervescence intellectuelle. C’est l’âge d’or du califat abbasside ; cette grande cité rayonne sur l’ensemble du monde musulman. On croise au fil des pages des figures majeures de la pensée islamique telles que Hasan al Basri, Abu Amr Ibn Ala, ou encore Ibn Al Rawandi. Mais le contraste est saisissant entre cette image ancienne de Basra, que rêve Hishâm, et celle d’une Basra contemporaine ravagée par deux décennies de guerre. Toutefois, il n’est ici que très peu question de l’Irak contemporain. À peine apprend-on au détour d’un paragraphe qu’Hishâm, personnage d’habitude stoïque, n’a laissé parler ses émotions qu’une seule fois : lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, en 2003.

Dans son précédent ouvrage, Le mont Émeraude, Mansoura Ez-Eldin employait des ressorts similaires, mélangeant l’Égypte de la révolution de 2011 aux récits merveilleux des Mille et Une Nuits. Force est de lui reconnaître une ambition littéraire qui transparaît de manière évidente dès les premières pages. La prose d’Ez-Eldin est envoûtante, elle prend son lecteur par la main et l’emmène, le perd dans les dédales de la Basra rêvée par son narrateur. C’est un texte que l’on imagine psalmodié et à l’écoute duquel les auditeurs laisseraient leurs pensées vagabonder.

Les jardins de Basra, de Mansoura Ez-Eldin : Bassorah rêvée

Il faut néanmoins accepter ce sentiment de perdition : Mansoura Ez-Eldin n’aime guère les récits linéaires, et rien n’est fait dans sa narration pour simplifier la compréhension du lecteur, parfois noyé dans la liste des grands intellectuels arabes et des doctrines de l’islam. Il faut à cet égard noter que l’ouvrage comprend près de vingt pages d’annexes sur les personnages historiques et les écoles religieuses mentionnés au fil du texte – ce qui pourra dissuader jusqu’aux lecteurs les plus téméraires. Citons un passage témoignant de ce trop-plein d’érudition : « C’est grâce à lui [Abû Hayyân al-Tawhîdî] que j’ai lu pour la première fois des choses sur les mu‘tazilites, les murji’ites, les ibadites et les Frères de la pureté. Grâce à lui, j’ai fait la connaissance d’Ibn al-Râwandî, d’al-Ach‘arî, d’Ibrahim ibn Sayyâr al- Nazzâm, de ‘Amr ibn ‘Ubayd ibn Bâb et de bien d’autres encore ». On peut légitimement se demander combien de lecteurs – y compris au sein du public averti de la collection « Sindbad » – sauront lire (et surtout comprendre) ces passages sans se référer au lexique final. C’est pourquoi la fascination des premières pages peut rapidement laisser place au découragement, voire à l’exaspération. La force de ce roman est donc aussi sa faiblesse. Le texte, extrêmement maîtrisé, s’apparente à un exercice de style littéraire aux qualités indéniables, mais gâchées par un encyclopédisme qui finit par étouffer la prose.

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