La construction politique du Mâli

« Nous fûmes… », aimait à répéter Ibrahim Boubacar Keïta, président du Mali (2013-2020), lorsqu’il parlait de son pays dans le reflet de son passé. L’apparente symétrie des noms du Mâli médiéval et du Mali contemporain laisse accroire à un passé glorieux qui serait le miroir historique et l’acte fondateur du Mali, à l’heure où le pays traverse (depuis 2012) une crise politico-sécuritaire. C’est avec cette toile de fond très particulière de l’histoire et de l’actualité malienne qu’est revisité l’empire du Mâli. François-Xavier Fauvelle y contribue en y consacrant son cours du Collège de France, édité sous le titre Les masques et la mosquée.


François-Xavier Fauvelle, Les masques et la mosquée. L’empire du Mâli (XIIIe-XIVe siècle). CNRS, 296 p., 25 €


François-Xavier Fauvelle y interroge la tradition historique (la charte du Mandé et l’épopée de Soundjata Keïta apparaissent comme de véritables lieux de mémoire du XIIIe siècle, réactivés au XXe et au XXIe siècle), les sources documentaires (la relation du pèlerinage de Mansa Moussa à La Mecque et son témoignage recueilli au Caire en 1324, les écrits d’Ibn Bâttuta et d’Ibn Khaldûn) et les relectures de chantiers archéologiques. Ce travail couronne un processus de mise en perspective de redécouverte des sources de l’Afrique de l’Ouest des « siècles d’or » : la thèse d’Hadrien Collet, Le sultanat du Mali. Histoire régressive d’un empire médiéval XXe-XIVe siècle (CNRS, 2022), en constitue l’un des plus importants jalons.

Les masques et la mosquée, de François-Xavier Fauvelle

À Koulikoro, dans le sud-ouest du Mali actuel, près des lieux de la bataille de Kirina (2012) © CC3.0/Bindaba

Traverser le Mâli de Soundjata Keïta, au XIIIe siècle, à Mansa Moussa, au XIVe, n’est pas une simple promenade chronologique : ils constituent les deux principaux moments documentés de la dynastie des souverains du Mâli. En se penchant tour à tour sur les traces de l’un puis de l’autre, on assiste à l’accouchement d’une méthodologie sur l’histoire des pouvoirs en Afrique de l’Ouest des siècles d’or. Dans le premier cas, il s’agit de décortiquer les palimpsestes de tradition orale (les « concaténations », selon la formule d’Elara Bertho) qui ont été consacrés dans les récits de l’épopée mandingue, geste fondatrice de tout un imaginaire identitaire en Afrique de l’Ouest. Dans le second cas, il s’agit d’appliquer une critique des sources inscrite dans l’histoire globalisée de l’islam médiéval, à travers les interprétations possibles de fragments tangibles mais fragiles collectés au XIVe siècle.

Dès la fin du XIVe siècle, le savant Ibn Khaldûn (1332-1406) s’est heurté à ces problèmes de sources. Il a été parmi les premiers à chroniquer l’histoire du Mali à travers ses réseaux d’informateurs : son Mârî Djâta, identifié comme le vainqueur des Sosso en référence à la victoire du Mâli contre le souverain Soumaro Kanté à la bataille de Kirina en 1235, correspond au Soundjata Keïta de la tradition orale griotique. Celle-ci a été recueillie au XXe siècle par le Guinéen Djibril Tamsir Niane (1932-2021) auprès du griot Mamadou Kouyaté qui se déclare descendant du griot de Soundjata Keïta, par le Guinéen Camara Laye (1928-1980) auprès du griot Babou Condé, ou encore par le Malien Youssouf Tata (1935-2013) auprès de Wa Kamissoko, descendant des gardiens de la mémoire de la bataille de Kirina. Autant de « lieux de mémoire » avec leurs particularismes, leurs biais et leurs conflits mémoriels, du XIIIe au XXe siècle. Le motif du « Roi Lion » qui émerge de ces mémoires concourt à l’imagerie du pouvoir royal en Afrique de l’Ouest, que Mansa Mûsa revendique comme totem politique lors de son récit au Caire en 1324 – Michel Pastoureau a toutefois montré qu’à l’heure des croisades l’image du lion s’est largement diffusée autour du bassin méditerranéen et dans la chrétienté comme emblème royal.

Les masques et la mosquée, de François-Xavier Fauvelle

Mansa Moussa dans l’Atlas de cartes marines, dit Atlas catalan, d’Abraham Cresques (vers 1370) © Gallica/BnF

En faisant dialoguer ces méthodologies, François-Xavier Fauvelle en vient à interroger un tabou historique : la dynastie (ou plutôt les dynasties) de l’empire du Mâli. Car le fantôme bien connu qui précède l’histoire de Mansa Mûsa au XIVe siècle est celui du célèbre Abû Bakr, réputé avoir découvert l’Amérique deux siècles avant Christophe Colomb – c’est en tout cas la version officialisée par Mansa Mûsa au Caire en 1324 pour justifier le fait qu’il l’a remplacé sur le trône mâlien. En formulant des hypothèses autour de la recomposition d’arbres généalogiques, François-Xavier Fauvelle questionne les filiations et les légitimités entre les dix-sept souverains du Mâli sur deux siècles (c. 1235-c. 1390). Car, au Caire, en 1324, c’est bien à un exercice de légitimation politique que se livre Mansa Mûsa. Parmi les hypothèses les plus audacieuses autour d’une rupture dynastique présumée avec la figure d’Abû Bakr, François-Xavier Fauvelle laisse entrevoir une éventuelle revanche de propriétaires terriens du Mandé (les Camara) face à la dynastie qui s’est imposée par la guerre depuis la bataille de Kirina (les Keïta). En somme, une sorte de révolution conservatrice d’une aristocratie foncière (des maîtres de la terre) qui tâcherait de réimposer ses vues au fur et à mesure de l’affermissement de l’autorité du Mâli. Quelle que soit la réponse, Les masques et la mosquée présente le grand avantage d’accompagner l’historien de l’Afrique dans la construction de ses réflexions, finalement plus stimulantes que la réponse elle-même.

Dans cette perspective du processus de construction politique du Mâli, François-Xavier Fauvelle place sa réflexion sous le sceau du dédoublement, ce qui le conduit à interroger le rapport entre pouvoir et religion dans la construction du Mâli, notamment au XIVe siècle. Ibn Bâttuta (1304-1368) a livré un témoignage de son séjour dans la capitale du Mâli en 1352-1353. Il décrit des cérémonies de justice rendues par le Mansa mâlien, ainsi que des cérémonies religieuses auxquelles il a pu assister, telles que la fête de la rupture du jeûne (10 novembre 1352) et celle du sacrifice (17 janvier 1353). Tout ce tableau, inscrit à la suite des témoignages de Mansa Mûsa au Caire trois décennies plus tôt, dépeint un pouvoir musulman africain au cœur du XIVe siècle. Encore faut-il préciser qu’il s’agit ici d’un portrait d’élites : en d’autres termes, l’islam mâlien est avant tout un islam de cour, un islam de pouvoir et de commerce transsaharien ; il fonctionne comme une structuration politico-religieuse moderne et – en partie – globalisée.

Les masques et la mosquée, de François-Xavier Fauvelle

Mais, pour qu’elle soit complète, la légitimité religieuse du Mansa doit s’appuyer aussi sur le culte des masques : entrent ici en scène de nouveaux officiants, traditionnellement inscrits dans des fraternités ou des confréries (la donzoïa étant la plus connue du monde mandingue). Les danseurs masqués sont au centre de ces cérémonies : ils assurent le lien entre le monde des vivants et celui des morts, l’intercession avec les divinités. Dans la même journée, le culte des masques succède ainsi à la cérémonie musulmane, non pas en concurrence mais en complément, comme pour assurer le mariage des doubles légitimités sur lesquelles se construit depuis le XIIIe siècle le pouvoir du Mâli.

L’essai d’interprétation de ce dédoublement est l’une des principales leçons de cet ouvrage. Sans choisir de manière exclusive l’une ou l’autre interprétation des fondements du pouvoir du souverain du Mâli, à la fois mansa et sultan, François-Xavier Fauvelle questionne au contraire nos critères d’analyse des pouvoirs médiévaux. Et de conclure : « Car ces hypothèses ont pour effet de nous obliger à choisir – à choisir quel registre documentaire a raison et quel registre a tort ; à choisir entre l’empire et la société lignagière, alors que ce dédoublement reflète, me semble-t-il, l’art subtil d’un pouvoir courtier qui ne cesse de se donner à voir sous des aspects contraires. »

Loin des pièges de la bibliothèque coloniale, consacrant un « islam noir » qui serait une forme d’adaptation de l’islam dans les mondes mandingues, l’hypothèse que formule François-Xavier Fauvelle invite donc à reconsidérer les ferments de la modernité ouest-africaine depuis cet observatoire mâlien du XIVe siècle. Il assure ainsi le déplacement méthodologique nécessaire à l’historien de l’Afrique face au puzzle incomplet des matériaux documentaires fragmentaires dont il dispose. En somme, Les masques et la mosquée constitue, d’un bout à l’autre du continent, la suite d’un discours de la méthode commencé avec Le rhinocéros d’or et désormais porté au Collège de France. L’ultime énigme réside alors dans la localisation de la capitale du Mâli qui, faute de pouvoir conduire actuellement des chantiers archéologiques, continue de se présenter comme un miroir aux mille et une interprétations possibles de ce que fut l’empire du Mâli. « Nous fûmes… »


Jean-Pierre Bat est historien et chercheur associé au CNRS.
EaN a rendu compte d’À la recherche du sauvage idéal et de L’Afrique et le monde (co-dirigé avec Anne Lafont).

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