Ombres tendres

Membre du comité de rédaction d’En attendant Nadeau, Norbert Czarny a publié Mains, fils, ciseaux, texte autobiographique qui excède le genre. Hommage à une famille aimée où résonnent les tragédies du XXe siècle, ce récit est une belle parabole sur la mémoire transmise.


Norbert Czarny, Mains, fils, ciseaux. Arléa, 180 p., 17 €


Parce qu’il relate des événements passés et menacés par l’oubli, le livre diffuse un sentiment d’urgence : « Avant que tout s’éparpille, se disperse et disparaisse, je collecte, je ramasse, je grappille et je glane. » L’auteur nous raconte l’histoire terrible et simple de ses parents, Juifs rescapés des rafles et des camps. La paix des trente glorieuses vient, ils s’aiment, ont des enfants et connaissent enfin le chaud soleil des rives méditerranéennes. Norbert Czarny appartient à cette génération née quelques années après la Seconde Guerre mondiale. Elle a échappé au désastre mais vit environnée de son écho, sans cesse audible dans ce livre sur la mémoire. On y rencontre des visages et des mains dépeintes avec amour, où l’Histoire a laissé son empreinte. N’en restant pas à ce portrait de famille, l’auteur revient sur une vie qui serait indéchiffrable sans les récits qui l’ont précédée.

Mains, fils, ciseaux, de Norbert Czarny : ombres tendres

© CC3.0/Malcolm Tyrrell

Dans ce texte du trauma, même les rêves semblent avoir des cicatrices. La mère du narrateur : « Elle a passé la trentaine ; j’ai dix ans ou presque. Elle me raconte un cauchemar. Elle nous voyait, mon cousin et moi (lui à peine plus âgé que moi), marchant entre des baraquements alignés. » Différentes temporalités coexistent, on passe de l’une à l’autre sans transition. Ni fiction ni documentaire, Norbert Czarny trouve une voie qui aurait l’allure d’un roman mais ne mentirait pas, et l’aspect d’une chronique vraie, sans la linéarité de l’évènement refroidi. La mémoire vit de ses propres ressacs et se déplie ici tout en accidents et surgissements. Le texte rembobine ou bondit en avant à la manière du « cassettophone » familial. Rejouant les gestes du père, tailleur de son métier, Norbert Czarny assemble des mémoires sur mesure, prenant pour patron cet amour filial teinté d’admiration pour ses parents mythologiques.

Inhabituel, l’ouvrage offre le tableau d’une famille heureuse dont les souvenirs gros de cauchemars s’imposent au réel. Parti sur les traces de la Pologne ancestrale, l’auteur confesse : « Je n’ai rien vu de plus que ce que j’ai entendu lorsque mon père racontait. » Dans un passage saisissant, l’auteur évoque cette première fois où, enfant, il vit sans comprendre l’avant-bras gauche du père et le tatouage des déportés : « La révélation est venue plus tard, et la déflagration des récits n’a jamais cessé de retentir. » C’était à Nice, promenade des Anglais. D’autres de ces « récits » se font entendre, face à la mer. Comme si la nuit des camps venait obscurcir, par éclipses, les journées les plus ensoleillées.

Cette histoire de famille se refuse aux théories et aux généralisations, attentive à être au plus près des traits de chacun. Loin des mots trop grands, s’écartant des leçons, le livre se distingue par sa justesse. En cadrant à hauteur de visage, sans prétendre à un surcroît d’épique, sans grandiloquence, Norbert Czarny décrit des personnes qui vont essayer de survivre, y parvenir, puis conserver la mémoire en racontant la survie. Ici, l’histoire subjective ne se drape pas dans la légitimité de la grande Histoire pour se rehausser. Ce refus, scepticisme qu’on pourrait nommer horreur du politique, s’entend dans le phrasé. Sa matité et son ironie mezza voce forment une éthique discrète.

Mains, fils, ciseaux, de Norbert Czarny : ombres tendres

Autre preuve de cette délicatesse, l’adresse à l’autre importe souvent plus que l’histoire elle-même. Le livre rapporte moins des récits que leur cadre d’énonciation et l’effet produit sur les auditeurs. La narration acquiert une importance existentielle en tant que rapport à l’autre. On entend des gens qui communiquent entre eux en se racontant des histoires. Cette famille de conteurs devait bien finir, un jour, par devenir le sujet d’un livre. Il s’agit de perpétuer la tâche du père, ce « maître des récits », et de fixer par l’écriture les persécutions, mais aussi, et surtout, une voix. De même, il importe de dire les histoires de cette mère, et de raviver le rituel « Je t’ai jamais raconté ? », formule qui ouvre l’espace du conte, et signale la profondeur d’une relation. L’auteur trouve sa voix en marchant dans les mots de ses parents.

Ces relations sont faites de souvenirs communs et légués, mais elles sont aussi tissées de livres. Norbert Czarny et sa mère ont en partage Dora Bruder, « notre talisman ou mot de passe ». Cette mère nommée aussi Dora se révèle avoir vécu dans le même immeuble que la jeune Dora Bruder du roman de Patrick Modiano. Deux Dora logées dans ce même 41 boulevard Ornano par cette sinistre année 1942. Comme si les terribles mésaventures familiales appartenaient autant à la littérature qu’à l’Histoire. Comme si, par un glissement, la mère du narrateur devenait à son tour personnage de roman. Tout conduit à un livre, levier pour rendre la vie lisible, et finalement dicible. Mains, fils, ciseaux est bien un « rendez-vous avec les fantômes », fantômes loquaces et souriants. De cette rencontre tendre, surtout lorsqu’elle est attristée, émane une longue lumière. Ulysse Baratin

Entretien avec Norbert Czarny

Norbert Czarny a répondu aux questions d’En attendant Nadeau : il explique l’importance de « couper » tout en « gardant le fil », son rapport à la critique littéraire et à la transmission en général, son envie de « restituer » des petits instants du passé, « sans les ressasser ».

Restituer, sans ressasser : entretien avec Norbert Czarny

Norbert Czarny (2022) © Jean-Luc Bertini

Entre la publication de votre premier récit, Les valises (1989), et Mains, fils, ciseaux, en janvier 2023 donc, il s’est écoulé plus de trente ans. Pourquoi un si long intervalle entre ces deux livres ?

Il y a un point commun entre ces deux livres : la question du deuil. J’ai commencé à écrire Les valises en 1985-1986, quatre ou cinq ans après la mort de ma grand-mère. J’ai commencé à écrire Mains, fils, ciseaux au moment où mes parents sont tombés malades. Mais j’ajouterai que le deuil est aussi celui d’un temps, d’une époque révolue, celle du monde de mon enfance et du monde yiddish. Les valises se situe dans l’univers de mes grands-parents : on y parlait l’allemand, le polonais, le yiddish. C’était le monde des rescapés de la Shoah, des survivants, qui se réunissaient au café Le Thermomètre, place de la République, ou dans les sociétés juives polonaises où l’on se disputait encore entre bundistes, communistes et sionistes.

La mort de mon père marque la disparition des derniers témoins. J’ai interrogé mon père, que j’ai enregistré en 1989-1990, mais j’ai écouté ces enregistrements bien plus tard, lorsqu’il était déjà handicapé par la maladie. L’écriture a alors correspondu à cette nécessité de faire quelque chose face à cet engloutissement. Mais cela ne veut pas dire que je n’ai rien fait entre ces deux livres ! J’ai écrit à partir des photos de Jean-Luc Bertini une série de textes qui me tient très à cœur, Nos solitudes, et quelque chose de plus joueur (mais de tout à fait sérieux) sur mes stylos plumes. Et puis il y a eu toute l’activité critique, qui m’a énormément occupé évidemment.

Vous jouez dans le titre de votre récit, Mains, fils, ciseaux, sur les mots fil/fils. Or cette place du fils est peut-être celle qui permet le mieux de tisser des fils, que ce soit entre vos deux parents, entre eux et vous, entre vous et vos fils, entre vous et votre sœur. La question du fil est prépondérante, c’est aussi le fil du récit, et le fil que votre père, sa vie durant, a tissé aussi, au sens propre, et par ses histoires, votre père, cet « aède » pour qui vous prenez du papier et un stylo. Quelle place occupe cette dimension dans votre vie et dans votre écriture ?

L’héritage le plus important à mes yeux est celui des valeurs, et je m’aperçois, ce qui me touche énormément, que ce sont les valeurs qui nous relient, ces valeurs communes qui sont pour beaucoup liées à l’Histoire et à une certaine foi (et méfiance) envers l’humanité. Mes liens avec mes fils sont primordiaux et j’ai la chance d’avoir des fils curieux d’histoire, de littérature, de cinéma, de musique. Nous avons des désaccords, heureusement, mais ce n’est pas embarrassant. J’étais moi-même en désaccord politique avec mon père, mais nous partagions des valeurs au quotidien.

La question de la transmission a aussi à voir avec celle de l’enseignement, même si je n’ai jamais considéré mes élèves ou mes stagiaires comme mes enfants. C’est une question fondamentale, encore plus aujourd’hui où tout semble s’effacer, où tout s’accélère. Les images et les paroles nous envahissent. On est donc obligé de couper, d’où les ciseaux. On coupe et on découpe, tout en gardant le fil, les fils, et en les tissant, c’est tout le paradoxe. Ainsi, face au flux incontrôlé des paroles, je me tiens à distance des réseaux sociaux. Certes, ils ont des avantages indiscutables : les femmes et les hommes en Iran, en Chine, en Russie… peuvent s’y exprimer. Mais, malheureusement, il y a un usage qui m’horrifie et m’effraie, car tout s’y trouve nivelé. Couper, c’est ne garder que l’essentiel, la matière la plus vive, la plus forte.

Si vous n’aviez pas été fils de survivant, auriez-vous écrit ?

Le passage que j’ai le plus aimé écrire dans Mains, fils, ciseaux est le chapitre consacré à la mort des enfants de mes parents, avant ma naissance. Je ne sais pas jusqu’à quel point j’aurais éprouvé la nécessité d’écrire si je n’avais pas eu l’histoire qui est la mienne mais une chose est certaine : ce qui me touche avant tout, ceux que je défends, ce sont les « Humiliés et Offensés ». Je ne crois pas en une certaine forme de politique, j’y vois un bavardage, une rhétorique et des hyperboles qui ne m’intéressent pas. En revanche, je suis très sensible, dans mes lectures et mes émotions au quotidien, à la situation de ceux qui n’ont pas la parole. Par exemple, j’aime beaucoup lire Yves Ravey, notamment Le drap dans lequel il est question de la mort de son père, je suis touché par Annie Ernaux, évidemment, et j’aime l’œuvre de Laurent Mauvignier. Dans W ou le souvenir d’enfance de Perec, il y a un passage que j’ai du mal à lire sans pleurer, lorsque le narrateur dit qu’il aimerait bien aider sa mère en débarrassant la table. Il s’imagine une toile cirée, une suspension. Il sortirait les cahiers et les livres de son cartable. Ça n’a l’air de rien, c’est immense. Voilà ce qui me touche au cœur.

Restituer, sans ressasser : entretien avec Norbert Czarny

En plus de transmettre, vous avez toujours à cœur d’éclaircir, d’éclairer, de démêler les fils d’une certaine manière, pour reprendre ce terme figurant dans le titre de votre livre. Les fils du passé, mais aussi ceux du présent, en tant qu’enseignant et en tant que critique littéraire. N’êtes-vous pas aussi un éclaireur ?

La pédagogie, voilà ce qui m’a immédiatement plu avec Maurice Nadeau. Quand on écrit un article, on se doit d’utiliser les mots les plus simples pour toucher le plus grand nombre, de veiller à la clarté et surtout de ne pas se payer de mots : il faut transmettre comme le ferait un instituteur. J’ai tenu à cette idée. Le récit doit être suffisamment clair et transparent pour être compréhensible par n’importe qui. Parmi mes rêves, il y a celui d’être invité dans des classes de lycée. Edith Bruck a parlé devant des lycéens pendant des années, jusqu’à l’épuisement.

La question de la clarté est en effet très importante. Les deux références pour moi quant à ce parti pris de clarté sont Aharon Appelfeld et Primo Levi, même s’ils sont très différents, puisque l’un est un vrai conteur, et l’autre à la charnière de pas mal de choses. Ce qui me frappe, en lisant par exemple Lilith ou Le fabricant de miroirs, c’est la manière dont une simple anecdote éclaire quelque chose de très profond sur l’humanité.

Éclaireur, mais aussi prescripteur. En tant que critique, vous conduisez vos lecteurs vers des auteurs, que vous suivez parfois depuis longtemps, vous en faites découvrir d’autres.

Quand j’ai commencé à écrire à La Quinzaine littéraire sur Hélène Lenoir, ou systématiquement sur Maryline Desbiolles, c’est parce que j’aimais voir des parcours. Autre exemple, je suis Pierric Bailly depuis ses premiers livres. Je sais que c’est important pour les auteurs. Mais j’aime aussi mettre en lumière de nouveaux écrivains, Emmanuel Chaussade, par exemple, aux éditions de Minuit pour Elle, la mère, livre pour lequel il n’y a pas eu assez d’articles. Ce que je fais, ce que nous faisons à En attendant Nadeau, c’est extraordinaire. On accorde autant d’importance à des auteurs dont la notoriété est avérée qu’à des auteurs moins reconnus. Il n’y a jamais d’entrefilet, mais toujours une façon de parler des livres de manière approfondie. Cela m’importe beaucoup.

Lorsque vous avez commencé à La Quinzaine littéraire, vous avez souvent écrit sur des livres qui évoquent ce monde en cours de disparition dont nous parlions au début de l’entretien. Vous avez d’une certaine manière trouvé votre place dans la critique en tirant ce fil, l’évocation de ce monde disparu qui est aussi au cœur des Valises et de Mains, fils, ciseaux.

Le point de départ est en quelque sorte une plaisanterie. Anne Sarraute m’avait d’abord situé comme Juif polonais, donc elle me donnait les Polonais, les Juifs polonais, les Juifs hongrois, les auteurs qui écrivaient en yiddish, etc. Un jour, je lui ai dit que je lisais aussi d’autres textes. Mais évidemment, cela me touchait, et puis je sortais du séminaire Kundera, l’Europe centrale était ma référence. Enfin, chez Nadeau, j’étais, ne l’oublions pas, chez l’éditeur de Bruno Schulz.

La disparition d’un monde vous inquiète mais elle ne vous rend pas nostalgique à proprement parler. Ou alors on pourrait parler d’une nostalgie toute en légèreté.

La nostalgie ne sert à rien, et peut même conduire à la rumination voire au ressassement du « c’était mieux avant ». Il faudrait pouvoir filtrer, puis simplement vaporiser, pour reprendre un terme de Patrick Modiano, ne garder que les formes les plus vives, et aussi les plus légères, ce qui fait la beauté du passé. Ce sont tous ces petits instants qui me restent et que je veux restituer, sans les ressasser.

Restituer, sans ressasser : entretien avec Norbert Czarny

La restitution de la beauté du passé n’empêche pas le chagrin de voir ses parents vieillir et bientôt disparaître. Pourtant, on trouve toujours dans votre livre un regard amusé.

Mon père était drôle, parlait le plus souvent au second degré. Mes maîtres sont Jean-Claude Grumberg en littérature, Billy Wilder et Woody Allen dans ses premiers films comme Radio Days, par exemple, qui me fait pleurer tellement c’est beau. Ma mère dit toujours que Woody Allen, c’est très triste, et elle a entièrement raison. J’aime profondément ça, ce mélange d’amusement et de tristesse. Le premier degré m’ennuie. J’ai la chance de partager cette manière d’être au monde avec mes fils, et je dirais même que, plus encore qu’une manière d’être au monde, c’est une politesse.

Lorsque vous êtes allé en Pologne, vous n’avez rien vu de plus que ce que votre père vous avait dit. Vous n’y avez pas éprouvé l’émotion qui vous saisit en visitant une installation de Christian Boltanski, ou en écoutant « Different Trains » de Steve Reich. Votre culture est immense. Est-ce une façon de retrouver l’émotion ?

Ce sont des médiations, une manière de voir l’humanité. L’humanité, je la vois dans Le chien dans l’arène de Goya, par exemple. Quant à cette culture, elle est d’abord populaire, transmise pour partie par mes parents. La musique swing des années 1930 vient de mon père, le cinéma de Carné ou Sautet de ma mère. Mais la musique dans sa diversité mondiale est fondamentale.

La peinture est une découverte plus personnelle, je la vis contre. Ma première approche de la peinture est sensible, et pas intellectuelle. Toute la peinture religieuse me saisit par des émotions qui surgissent dans des détails, une crucifixion, une descente de Croix, j’y vois quelque chose de notre humanité. Je peux m’ennuyer dans un musée, rester indifférent devant tant de savoir, et tout à coup être frappé par un détail, des couleurs, et être submergé par l’émotion. C’est tout à fait imprévisible. Je parle d’émotion, et, pensant aux dernières photos que j’ai prises de mes parents, le mot amour me vient. Et, par exemple, dans le geste de Marie descendant Jésus de la Croix. Allez savoir…

Propos recueillis par Gabrielle Napoli

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