Le père du texte

Le soir du 10 décembre 1831, Allan Melvill traverse à pied le fleuve Hudson gelé. Dans son nouveau livre, Rodrigo Fresán fait de cet événement la matrice de l’œuvre à venir d’Herman Melville, fils d’Allan. À la fois roman, biographie, essai, récit poétique, Melvill mobilise une inventivité littéraire pour explorer les ressorts de la création, le poids de l’insuccès et, plus encore, les mystères de la transmission, l’amour entre un père et son fils ainsi que la faille qui s’ouvre quand le premier disparaît.


Rodrigo Fresán, Melvill. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon. Seuil, 352 p., 23 €


Quand le bateau sur lequel il revient de New York est bloqué par les glaces, Allan Melvill, bien décidé à rentrer chez lui à Albany, traverse le fleuve gelé dans le noir. D’abord fêté par les siens comme un héros, la fièvre l’oblige rapidement à s’aliter. Il se met à délirer. On l’attache à son lit. Herman, âgé de douze ans, le veille. Allan meurt le 28 janvier 1832.

Melvill, de Rodrigo Fresán : le père du texte

Rodrigo Fresan © Jean-Luc Bertini

Ce moment héroï-comique puis tragique conclut une vie marquée par les échecs commerciaux et financiers. Rodrigo Fresán en fait le legs pesant et précieux avec lequel devra se débrouiller Herman, tandis que sa mère ajoute un « e » à son nom pour tenter de couper le lien avec le mort impécunieux. La glace pâle sur laquelle s’est lancé Allan, et à laquelle est consacrée la deuxième partie du roman, « Glaciologie ou la transparence de la glace », donne sa teinte et son sens au cachalot chassé par Achab. Les voyages du père, jusqu’en Europe, entre New York et Albany pour fuir les créanciers ou essayer de monter une nouvelle affaire, annoncent ceux du fils dans les mers du Sud. Les défaites d’Allan, médiocre marchand, résonnent dans celles d’Herman l’écrivain qui, après des succès initiaux, se trouve de moins en moins lu et compris, jusqu’à cesser de publier.

Dans ce roman, Rodrigo Fresán ne sépare jamais père et fils, ne les envisage pas l’un sans l’autre. Leur relation constitue l’âme du livre. La première partie s’intitule « Le père du fils », la troisième « Le fils du père ». Herman est le narrateur de la troisième partie et également l’auteur des notes de bas de page – presque plus longues que le corps du texte – de la première partie. Allan prend en charge la partie centrale, adressée à son fils : « Écoute, Herman… ». Leurs voix se mêlent pour tisser un manteau d’Arlequin de matière réelle et de fiction, un étonnant livre hybride où passent Nathaniel Hawthorne, l’ami tant aimé, Edgar Poe, Mary Shelley et son Frankenstein, Mark Twain et ses blagues douteuses, Oscar Wilde ou Faulkner. Comme dans La part rêvée, où Fresán fondait la biographie des Brontë dans l’imaginaire nourri par leurs œuvres et leur légende, il compose ici une chatoyante ode à la littérature anglo-saxonne en ne la distinguant pas des faits avérés.

Melvill, de Rodrigo Fresán : le père du texte

Dans la troisième partie, c’est un Herman Melville vieillissant, oublié des lecteurs et de la critique, qu’on suit. Ses morts le visitent : son père, mais également ses deux fils. Morts jeunes, figures de la défaite eux aussi. Avec pudeur, leur évocation vient redoubler le lien entre Allan et Herman.

Ce roman riche et multiple combine l’étude de l’amour paternel et filial avec celle des processus de la création littéraire. Fresán ne prétend pas expliquer les caractéristiques des livres de Melville par sa biographie. Il établit plutôt des correspondances entre l’état d’esprit qui a pu être celui de l’écrivain – affection, tristesse, perte, solitude… – et les sentiments que provoquent chez le lecteur Billy Budd ou Pierre ou les ambiguïtés. Il fait migrer des éléments de la réalité dans la fiction. Il est d’ailleurs assez peu question de Moby Dick dans Melvill mais davantage de « Délire Blanc », de « Grand Démon Errant des Glaces de la Vie », de « baleine à bosse égarée », comme si, plutôt que d’analyser l’œuvre maîtresse dans sa forme achevée, Fresán nous plongeait dans la mer figée, dans les glaces pâles de sa naissance.

Dans la deuxième partie apparaît un étrange personnage, Nico C., qu’Allan aurait rencontré à Venise lors de son grand voyage à lui. Blême comme un cachalot, ange et vampire, tentateur, séducteur, il propose au voyageur de lier son sort au sien. Le voyageur refuse, effrayé par un choix sans retour. Ce recul pusillanime contient sans doute déjà tous les échecs futurs du père d’Herman. Que Nico C. ne soit peut-être qu’une chimère sortie de son imagination ne le rend pas moins vrai. Une description de Frankenstein constitue l’occasion d’un art poétique : « Ce roman est, sera lui aussi constitué de lambeaux. J’adore l’insistance que mettent les fictions fantastiques à s’assembler avec des lettres, des articles de presse, des journaux intimes. À croire que leurs auteurs pensent de cette manière rendre l’histoire possible et vraisemblable alors qu’en vérité, sans s’en rendre compte, ils ne font que dénoncer le tissu si facile à déchirer de la réalité, dénommée ainsi à tort, et de ce qui est supposément vrai… »

Melvill, de Rodrigo Fresán : le père du texte

Portrait de Herman Melville par Joseph Oriel Eaton (1870) © CC0/Houghton Library, Harvard University, Modern Books and Manuscripts

La fiction ayant autant de force que la réalité, Herman Melville, imaginé par Rodrigo Fresán, écrit un livre de plus – celui qu’on est en train de lire. Pas un tombeau, mais « un petit confessionnal où on parle et où on écoute », la brève victoire de la traversée d’un fleuve gelé, le souvenir d’un père qui manque, la libération des « chants de sirènes nichées dans la gorge de son père », car lui, Herman, le moment venu, n’a pas tourné le dos à l’aventure des « mers interdites » et des « côtes barbares ». Malgré l’incompréhension qui frappe ses livres de son vivant, il les a faits. Il est donc à même de raconter les histoires que son père n’a pas pu dire.

En équilibre sur le fil miraculeux tiré de l’imagination à l’émotion, Melvill enveloppe ses personnages d’un regard chaleureux. Le lyrisme tourbillonnant, à la fois exalté et navré, de Rodrigo Fresàn les hausse au-dessus de leurs faiblesses, faisant danser l’amour des pères et des fils avec la conviction que la « Réalité Suprême navigu[e] toujours aux côtés d’une Fiction Absolue : deux galions supposés rivaux et pourtant animés d’une ambition corsaire très complémentaire ».

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