Ce livre est une énorme synthèse posée sous les meilleurs auspices – Karl Marx et Walter Benjamin – mais brosser ce qui serait une véritable histoire culturelle de la Révolution, soit sa nature sans contenu selon l’évolution des paradigmes de l’histoire culturelle contemporaine, laisse très perplexe… Sauf à manier – en virtuose, ce qui est le cas d’Enzo Traverso – la vieille chanson, au risque de ne savoir identifier dans un ensemble chatoyant que l’habituelle vulgate trotskiste non pas ripolinée mais sous influence de groupe, celui d’acteurs devenus le nom commun de l’objet « révolution » porté par l’auteur tel un surmoi collectif.
Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle. La Découverte, 462 p., 25 €
Rude défi donc que cette ambition prométhéenne servie par les pages brillantes qui expriment les vues habituelles de l’auteur. Nul ne peut prétendre n’avoir rien appris dans ce livre dont la bibliographie est fournie, parfois plus ancienne pour l’Europe que pour le monde anglo-saxon, ce qui correspond évidemment à la position d’Enzo Traverso désormais en poste à Cornell et qui a dû y rester le temps du confinement de 2021. À première vue, l’œuvre est éblouissante, les références en anglais, en italien, en allemand et en français, étourdissantes, même si la mention des rééditions usuelles et des traductions oublie souvent la date de l’édition originale. Ce travail très connecté avec les réseaux actuels n’en reste que plus naturellement au service des focales habituelles de l’auteur. C’est son monde à lui qu’il offre, et tant pis pour le lecteur, pas nécessairement fasciné par ces hommes révolutionnaires, presque tous ashkénazes, d’autant que ce ne sont pas les collections de photos (tel l’album de famille) qui les empêchent de finir en ombres portées sans épaisseur propre. L’image clé et sympathique de cette aventure serait celle de Georg Lukács tendant sa plume lorsqu’à Budapest en 1956 on lui demanda son arme. Oui, les mots ont une importance, les idéologies et le contexte culturel qui les pose et les contextualise plus encore, mais les faits supposés connus leur donnent sens. Or une histoire ni conceptuelle ni politique gomme ce qui prolongerait utilement ou nuancerait vertement ce qui est esquissé.
L’histoire culturelle qui s’abstrait de l’idéologie pour élargir son champ conduit rapidement à ce qui s’apparente à une phobie de l’épaisseur des circonstances. La trame des révolutions, apogée des contradictions politiques, tombe dans l’aporie si les débats bien connus qui sont évoqués ne dépassent pas le rappel scolaire porté par quelque panthéon à venir, ce qui restreint étrangement la notion même de révolution. Il ne s’agit pas seulement de nos révisions épistémologiques des trente dernières années qui privilégient l’approche et son récit par rapport la naïveté de l’examen des ruptures potentielles, et, concernant la révolution française, un mouvement qui s’établit sur plus de trois quarts de siècle, mais du gommage des faits prégnants. D’étranges impasses ou inversions en découlent quand le chemin de fer est justement posé dans son importance première économique et financière autant que métaphore du XIXe siècle mais que l’on n’y voit plus la liaison avec le manque de ravitaillement de Moscou en février 1917. Or, le rôle des femmes ordinaires en découle mais point de véritable introduction du genre pour ces femmes « sans histoire » parce que ces ménagères n’écrivent pas et sont vouées à l’indistinction des sans-parole (qui sont aussi probablement des sans-dents).
Dans ce paysage culturel, la seule embardée vers des pays qui passent sans doute pour ne pas savoir pratiquer « la Révolution » et que l’on renvoie implicitement à la pratique chronique de révoltes, se fait vers le Mexique et l’Amérique centrale du Nicaragua, par possible effet de voisinage avec les États-Unis. La tentative de mieux poser que dans les vulgates le poids des corps, un souci de soi et la préoccupation actuelle des visual stories, apparaissent ; l’entrée du livre a trouvé ses Ménines de Vélasquez (voir, en 1966, Les mots et les choses de Michel Foucault) dans Le radeau de la Méduse, très sollicité par les études intersectionnelles présentes. Mais dans l’ensemble, les corps qui furent très codifiés dans les représentations de la rhétorique révolutionnaire du XXe siècle ne permettent pas de grands développements et les « images » données sont des illustrations dans l’esprit et le format des clichés du Malet et Isaac de nos lycées d’antan, ce qui ne donne guère à penser ni ne prête à la surinterprétation.
L’axe du livre est bien l’histoire et l’apothéose d’une réflexion, celle d’Enzo Traverso qui, depuis sa thèse Les marxistes et la question juive, en 1990, a publié sur un rythme soutenu ses reprises de cours (1). On peut partager nombre de ses démonstrations et considérer le présent monument de papier à vocation pédagogique qui se solderait par un truisme : « les intellectuels révolutionnaires sont des trouble-fête » ; on peut aussi y voir les limites de vulgates adaptées au goût du jour. Par ailleurs, on peut avoir du mal avec la notion d’intellectuel « tellurique » un terme d’abord laid et envahissant dans le dispositif des minorations qui sont aussi des dépréciations d’Enzo Traverso. Or, cette traduction qu’il a relue, en parfait francophone qui fut parmi nous au comité de La Quinzaine littéraire, ne désigne pas exactement l’intellectuel de terrain, ni l’enraciné, terme trop barrésien, d’autant qu’il vient de Carl Schmitt à qui des pages justes sont consacrées ; on note évidemment l’écart qu’il marque avec l’intellectuel organique gramscien plus structurant dans les appareils idéologiques d’État en devenir, aurait-on dit du temps d’Althusser. Le terme est pénible, laid, dévalorisant, pas plus heureux et inventé en réponse aux qualifications de judéos-trotskistes « hors sol » qui sont, elles, analysées, pondérées, récusées à partir des précédents ouvrages de l’auteur.
Il en résulte que le livre sera un ouvrage de référence pour les impétrants du champ des discussions byzantines qui ont réglé un quasi-siècle d’hégémonie marxiste étayée, pour les intellectuels, par le goût du débat d’interprétation ; on en retrouve ici les éléments de casuistique détachés de leurs raisons et de leur fondement. Il n’y a plus que des repères mémoriels rétrécis à travers le double prisme de l’épistémologie historique actuelle des cultural studies et d’un trotskisme assumé. Sous prétexte de reprendre le mouvement englobant des réalités révolutionnaires polymorphes qui les ont plus accompagnés que déterminés, on ne saisit que peu l’imaginaire des hommes au temps de leur action. Le compte n’y est pas, même si l’on peut concéder que bien rares sont et furent les auteurs capables de faire vivre autre chose qu’une bibliographie.
-
Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, 1994 ; Pour une critique de la barbarie moderne. Écrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme, 1997 ; La violence nazie. Une généalogie européenne, 2002 ; Le passé, modes d’emploi, Histoire, mémoire, politique, 2005 ; À feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), 2007 ; L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, 2010 ; La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, 2013 ; Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, 2016 ; La pensée dispersée. Figures de l’exil juif, 2019… pour ne citer que la majorité de ceux de ses ouvrages qui nourrissent la présente synthèse.