Le mince livre Porte du Soleil de Christophe Manon, récit d’un voyage, serait, selon la quatrième de couverture, un « roman en vers ». Oui… non… enfin, pourquoi pas. C’est en tout cas une réussite.
Christophe Manon, Porte du Soleil. Verdier, 112 p., 16,50 €
Dès la section 1 (il y en a 6, encadrées par un prélude et un épilogue), le narrateur résume « l’histoire » qu’il souhaite raconter ; parti en Ombrie à la recherche d’informations sur ses ancêtres, il va ensuite abandonner cette quête et sombrer dans de grands tourments :
« Venu à Perugia, Ombrie, en juillet de l’an du Christ 2019,
sur les traces de mes arrière-grands-parents maternels,
à la faveur d’une bourse d’écriture
attribuée par l’Institut français,
en vérité je vous le dis, pendant mon séjour,
j’ai surtout été confronté de façon désastreuse
à la solitude et à l’angoisse face à mes propres turpitudes. »
Cette « calamiteuse expérience », objet surtout de la première section, sera suivie d’autres que fera le narrateur au cours de promenades dans Pérouse, d’excursions à Gubbio et Arezzo, de contemplation d’œuvres d’art, de rencontres avec des personnages du monde italien moderne ou avec d’autres surgis d’un univers de piété souvent archaïque… Chaque moment, qu’il soit de souffrance, d’exaltation, de vision ou de simple observation, compose un petit tableau long d’une page (il y en a environ quatre-vingts) dans lequel existence quotidienne et hantise religieuse se combinent. Le mode se fait souvent hyperbolique, oscillant entre pose tragique et légère dérision. La langue qui met en scène ce petit lamento de la douleur et du dévoilement adopte les inflexions d’une rhétorique du passé ou celles simplifiées d’aujourd’hui, car nous sommes, pour le récit, « à la fin des années dix du siècle XXI, sous le gouvernement du président Macron, / dans la splendeur de la gloire / de son pouvoir tout-puissant ».
Porte du Soleil est donc un livre d’ici et d’ailleurs, direct et complexe, poignant et amusé, observant les réalités du monde et envahi par un imaginaire dévotionnel souvent proche des « arts et traditions populaires ». Presque chaque scène de Porte du Soleil renvoie à une picturalité ancienne, fait signe à un texte sacré. Des vieillards bavardent à la terrasse d’un café et des anges « vêtus de blanc / portant harpes, luths… et busines » surgissent dans les cieux ; les manifestants de la Ligue du Nord clament « Hosanna ! Hosanna ! / Béni soit Matteo Salvini qui nous préserve / de l’influence mauvaise des étrangers ! » tandis que Pietro da Verona, la serpe plantée dans le crâne, erre dans les rues ; de vrais orages d’été s’abattent mais, plus loin, une apocalyptique « pluie de sang » se déverse sur d’antiques désastres ; le narrateur, quant à lui, est un homme d’aujourd’hui mais aussi celui qui, de chrétienne mémoire, tombe « par trois fois » pour ensuite se relever.
ll est aussi avant tout celui qui, orgueilleux et modeste, place son cheminement sous la protection de très grands textes : Virgile, saint Augustin, Dante… (ils sont cités dans une page finale). Il est également celui qui laisse résonner au creux de ses phrases de multiples échos ; indistincts et discrets, car présents sous forme d’allusions, ou plus éclatants et poseurs, ils fournissent, avec leurs « en vérité je vous le dis », « séjourner dans la beauté des choses », « j’avais passé le mitan de notre âge », etc., des harmoniques aux douleurs et ressaisissements du narrateur-touriste-écrivain.
Mais les présences d’ici-bas et de l’au-delà, les scènes décrites et les contemplations, qui constituent les quelque quatre-vingts tableaux du livre, forment-elles autant de stations sur la via dolorosa du narrateur, son ascension vers une union ? Le parcours qu’il suit est-il aussi riche de révélations que de visions ? Difficile à dire. Parfois oui, comme lorsque le voyageur, rentrant d’un chemin de croix (au sens littéral) particulièrement ardu à Arezzo, sent soudain une paix s’imposer à lui, car, dit-il, « la forme du livre sur lequel je m’étais engagé / à venir travailler dans ces lieux s’était enfin révélée ». L’apaisement est peu métaphysique et plutôt, dirions-nous, laïquement vocationnel.
D’autres mises en forme psychiques, cependant, semblent naître du voyage en Toscane et Ombrie, dont le narrateur donne à la fin un compte rendu sommaire, d’une sagesse si soudaine et si amène qu’elle prend au dépourvu. C’est aux morts qu’il faut régler leur compte (avec douceur), clame notre furioso à présent apaisé. Foin des recherches sur les ancêtres : « Des racines ? Tout le monde a des racines ! », dit-il en citant W. C. Williams ; « À courir après des fantômes, / aussi familiers soient-ils, / on n’attrape que du vent ». Bien plus, ce vent ne charrierait que « vapeurs, mirages, songes fugitifs », anges, griffons, spectres… et il est vain de « tenter de solder les comptes du passé ».
Oui, affirme-t-il, touché par la certitude, « la voie // qui descend dans la nuit solitaire » est aisée à choisir, tandis qu’« âpre et tortueux » est le sentier qui « revient à la pleine lumière ». Et c’est ce dernier qu’il faut emprunter si l‘on veut vivre « toute crainte vaincue / dans une paix sans orage ».
Ajustement final solide et durable ? Non, le livre s’achève sur une citation de Virgile moins apaisante : « Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt. » (« Il y a des larmes dans les choses mêmes et ce qui est périssable frappe l’esprit ».) Ultime bascule de ce roman/poème, dont l’oscillant petit theatrum mundi est sans cesse bousculé par des sentiments superlatifs et d’emphatiques apparitions ? Non, car rien n’est ultime dans Porte du Soleil, qui obéit aux lois d’une imagination inquiète et fantaisiste mais surtout à celles, inventées pour l’occasion, d’une prose aux variations fluides et puissantes.
Sic itur (un peu, et c’est déjà pas mal) ad astra.