Étymologiquement correct

Le vif de l’art (15)

Jusqu’au 12 février, le musée des Beaux-Arts Eugène-Leroy de Tourcoing propose un parcours original parmi ses œuvres (du XVIIe siècle à nos jours) autour du thème de la couleur avec l’exposition « Kaléidoscope » : un nom particulièrement bien choisi.


« Kaléidoscope ». Exposition des œuvres du musée des Beaux-Arts Eugène-Leroy de Tourcoing. Jusqu’au 12 février 2023


2, rue Paul Doumer, Tourcoing – À cinq stations de métro de distance, le contraste ne saurait être plus frappant entre l’empressement de la foule à profiter des derniers jours de l’exposition « William Morris. L’art dans tout » à La Piscine de Roubaix et la solitude du visiteur découvrant « Kaléidoscope », le nouvel accrochage temporaire des collections du musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Un contraste que renforcent les choix muséographiques, la première exposition reprenant peu ou prou ceux qui avaient caractérisé, il y a quelques années, l’exposition « Oscar Wilde. L’impertinent absolu » au Petit Palais, et qui semblaient déjà s’appuyer sur ces deux mots prétentieux d’antre et d’alcôve élevés au rang de décor muséal.

Le vif de l’art (15) : à Tourcoing, un beau Kaléidoscope

Exposition « Kaléidoscope » © Valentine Solignac

En comparaison, les larges galeries du musée de Tourcoing, avec leurs parois blanches et leur éclairage zénithal, sont d’une clarté presque clinique, n’étaient quelques coulures au mur et, par endroits, sur le plancher, des taches de couleur qu’on croirait tombées des lourdes peintures d’Eugène Leroy, dont le musée a pris le nom afin d’honorer l’importante donation consentie par les héritiers de l’artiste il y a une dizaine d’années.

Les cimaises du lieu font donc nécessairement la part belle au peintre tourquennois, ses crucifixions des années 1950 faisant face, par exemple, au Christ en croix (1927, dépôt du musée national d’Art moderne) de Jean Fautrier, dont le musée conserve par ailleurs l’inquiétant Portrait de ma concierge (1922), avec sa mine rouée et son teint strapassé au verdaccio, ce verdâtre que les peintres d’autrefois recommandaient en quantité limitée pour rendre l’incarnat des chairs, et allégrement lorsqu’il s’agissait pour eux de dépeindre un cadavre. Leroy voisine également avec un Autoportrait en imbécile (1997, collection particulière) de Georg Baselitz, qui a contribué à sa reconnaissance internationale, lui qui admire par ailleurs Fautrier.

Cette appétence pour la haute pâte avait très tôt ouvert à Baselitz la voie du carnavalesque, dans laquelle s’est engouffré à son tour Orlando Mostyn Owen, dont le réjouissant diptyque intitulé Two Bad J.J. (2009), qu’on pourrait traduire, sans doute imprudemment en l’absence de catalogue, par « Dommage Jean-Jacques », empêtre la peinture exotique et l’image du bon sauvage dans leurs contradictions colonialistes. Veine satirique d’une autre volée que celle que revendique Louis-Léopold Boilly dans sa trop connue Réunion de 35 têtes d’expression (1825), qui, en servant d’illustration à l’affiche de l’exposition, cantonne celle-ci dans un registre anecdotique qui ne lui fait guère justice.

Les variations qu’elle donne à voir sur le thème du visage et, par extension, de la figure humaine, dépassent en effet, et de loin, le domaine de la physiognomonie. Certes, comme le suggère son cartel, les gammes du rare et tardif autoportrait de Claude Monet (1917) que le musée d’Orsay a déposé à Tourcoing évoquent celles des Nymphéas. Mais sa facture et son inachèvement en font ici un précurseur du matiérisme et de l’informel, au point que L’homme au printemps rouge (1990) de Leroy pourrait s’inscrire dans la lignée du Portrait de l’artiste de Monet, comme son Nu d’automne (1999) s’inscrirait dans celle de Camille sur son lit de mort (1879, musée d’Orsay).

Le vif de l’art (15) : à Tourcoing, un beau Kaléidoscope

Exposition « Kaléidoscope » © Valentine Solignac

Chez Pierre-Yves Bohm, l’affinité de la face et du crâne se dévoile là aussi progressivement. Au début des années 1990, elle prend encore l’aspect d’un masque s’identifiant au plan du support dans Double visage (1992, collection particulière), linogravure exposée à Tourcoing avec sa matrice. Vers la fin de la décennie, avec Visage d’un inconnu II (1999), esquissant un relief à coups de crayon, Bohm extirpe partiellement la figure de cette planéité qui demeure toutefois sa condition de départ. Y compris lorsque à ces lignes graphiques l’artiste substitue avec Sans titre (2004) des fils brodés. Volumétrie discrète qui inscrit de surcroît dans la toile et sur le visage cette vulnérabilité de peau couturée caractéristique de tout un pan de la peinture contemporaine.

Avec des moyens différents, Bohm accède en effet à ce mélange inattendu d’approximation et d’affirmation de la figure humaine qu’ont élaboré divers artistes du Nord rassemblés après la Seconde Guerre mondiale sous le nom de Groupe de Roubaix et sur lequel, bien que La Piscine leur consacre de très belles salles, rien d’approfondi n’a malheureusement encore été publié. Les deux Eugène, Leroy et Dodeigne, Paul Hémery, Michel Delporte… tous ont pratiqué cet art de la figure liminale, en peinture et quelquefois en sculpture, que poursuivent aujourd’hui Bohm et Marc Ronet, le dernier représentant historique du groupe encore en activité – le plus déterminé, aussi, à faire de l’abstraction une sorte de bain révélateur de la disparition et des persistances de la figure humaine.

Il n’est que de comparer les grands fusains de Leroy des années 1980-1990 aux différents états des deux séries de petites eaux-fortes qu’a gravées Ronet au début des années 2000 pour mesurer sa détermination à abstraire le motif dans la matière, quitte à en retirer, comme pouvait le faire Rembrandt, par exemple dans Le dessinateur et son modèle (vers 1639), exposé à côté de deux autres estampes du maître amstellodamois. Le voisinage des planches de Ronet avec le diptyque à l’huile d’Aurélie Nemours, intitulé Rythme du millimètre (1981, dépôt du Fonds national d’art contemporain), induit davantage une parentèle qu’il ne provoque un divorce entre deux formes de radicalité – abstraite et limite figurative – entreprises chacune à main levée, si l’on peut dire.

Le vif de l’art (15) : à Tourcoing, un beau Kaléidoscope

Exposition « Kaléidoscope » © Valentine Solignac

En face des rigoureux petits carrés noirs sur blanc de Nemours, les grands carrés approximatifs d’Antonio Semeraro (1993, dépôt du FNAC) impriment au kaléidoscope que revendiquent les commissaires de l’exposition, Mélanie Lerat et Christelle Manfredi, une géométrie paradoxale. Au carré encadré de bandes rouges et vertes suivant une découpure là aussi aléatoire par laquelle James Bishop transforme le vide en blanc (Sans titre, 1964, dépôt du FNAC) répond l’emboîtement chromatique de l’Hommage au carré de Josef Albers (1958, dépôt du MNAM). De même, à la grille décrivant deux fenêtres emboîtées dans l’aquatinte à neuf plaques de Markus Raetz (Jour ou nuit, 1999) correspondent les imperceptibles plissements de couleurs qui divisent la toile de Marc Devade en six portions orthogonales quoique inégales (Sans titre, 1977).

Mais c’est chez Martin Barré que cette géométrie accède au rang de jeu élémentaire avec la peinture – ses figures et son fond. Dans une œuvre, un carré inabouti devenu pyramide en suspens dégage deux triangles, l’un vert, l’autre jaune, vers les angles supérieurs, parvenant à cet équilibre singulier qui n’exclut pas l’instabilité. Dans une autre, il noie les formes sous des vélatures apposées comme des baumes sur les lignes, trace rigoureusement une médiane et sa tangente en ourlant celle-ci d’un méplat rosé, et hachure de bleu pâle la moitié inférieure qui renvoie la surface à son fond, si bien que, d’un tableau mathématique, il fait une table de désorientation, aux coordonnées confondantes (les deux peintures s’intitulent respectivement : 86-87 120-120 G, 1986-1987, et 76-77 C – 170×160, 1976-1977, dépôts du FNAC).

Paradoxalement, c’est peut-être dans la rectitude avec laquelle Barré traite les éléments picturaux et la structure de la toile avec laquelle ils entrent en résonance que s’éclaire en s’y résumant le sens à première vue hasardeux, et finalement bien trouvé, donné à l’exposition du musée des Beaux-Arts de Tourcoing : celui, étymologique, de « kaléidoscope », d’une beauté (kalos) dont la forme (eidos) ne se donne à voir (scopein) que diffractée et démultipliée.

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