Les promesses de Minuit

En 2016, à Paris, le théâtre de Chaillot proposa une mise en scène de Krzysztof Warlikowski intitulée Les Français. Le spectacle était une adaptation théâtrale d’À la recherche du temps perdu de Proust. Interrogé sur le choix de ce titre, l’artiste polonais répondit que le jour où il avait découvert Proust, il y avait vu la parfaite représentation de ce qu’étaient les Français : un monde de salons, de grands bourgeois, d’écrivains, de culture, de raffinement. Et si c’était aussi un moyen d’aborder le récit de Mathieu Lindon ?


Mathieu Lindon, Une archive. P.O.L, 240 p., 19 €


Car n’est-ce pas de cela qu’il parle ? D’un salon, celui de ses parents dont l’appartement familial et privé était à peine séparé des bureaux des éditions de Minuit ? De grands bourgeois, ce qu’étaient Jérôme et Annette Lindon, et au sens propre de l’expression : grands et habitants des villes ? D’écrivains et de haute culture ?

Il va de soi que la plongée dans la plus indépendante des maisons d’édition françaises du XXe siècle que propose Une archive est tout sauf extérieure ou vue de l’étranger. Elle est consanguine puisque Mathieu Lindon est fils de ; elle est endogamique puisqu’il est écrivain ; elle est même un comble de reproduction au sens de Pierre Bourdieu, grand sociologue justement édité par Minuit, jusqu’à la brouille dont Mathieu Lindon ne donne pas les raisons précises. Tout cela est vrai mais tout cela ne nous oblige pas à nous arrêter à ces données.

Une archive, de Mathieu Lindon : les promesses de Minuit

Mathieu Lindon (2011) © CC3.0/S. Veyrié/WikiCommons

Autre point que nous écarterons parce qu’à l’heure où nous tapons sur notre clavier il est de bon ton de dire que ce témoignage est « mal écrit ». Que signifie la formule ? Elle signifie que le livre se fiche de la joliesse et de l’esthétique. Qu’il a des phrases de guingois, dont les plombs semblent avoir sauté. Pire encore, Mathieu Lindon donne des verges pour se faire battre puisqu’il avoue aimer écrire « à toute vitesse » parce qu’« écrire, c’est gâcher […] jeter et jeter encore… ».

C’est vrai, là aussi, il aurait pu élaguer, mais le flot et le contenu finissent par vous emporter, vous oubliez les ornières parce qu’il s’y trouve des propos importants, pas seulement des anecdotes distrayantes, et – tant mieux – très peu de petits secrets. Faut-il y voir aussi un pied de nez au mythe du « grand écrivain » et du « grand éditeur » qui fut sa berceuse ? C’est indécidable. La cause est donc entendue et la question de l’écriture se dissout comme du sucre dans l’eau.

La cause est aussi entendue pour ce qui est de l’Histoire. Nées au cœur de la nuit étoilée de la Résistance, engagées comme on se devait de l’être lors de la guerre d’Algérie, les éditions de Minuit sont un comble de droiture morale et politique. Comment Mathieu Lindon ne le saurait-il pas ? Son père, écrit-il, disait préférer avoir un fils déserteur qu’un fils tortionnaire. Alors il faut lui reconnaître l’honnêteté, dès le début, de prévenir qu’il n’a pas le regard de l’historien et de s’en référer à celle qui est l’historienne incontestée des éditions de Minuit, Anne Simonin. Le livre de celle-ci est sobrement intitulé Les Éditions de Minuit et il est sous-titré 1942-1955. Le devoir d’insoumission (Imec éditions). Comme la critique n’est pas qu’un petit à-côté, nous poserons la question suivante : n’est-il pas regrettable que cet ouvrage soit presque épuisé et difficile à trouver ? Éditeurs, vite, réagissez ! Pourquoi priver les lecteurs de ce livre auquel celui de Mathieu Lindon renvoie à juste titre ?

Ce dernier n’avance pas masqué. Il sait le capital gravé en lui. « Je suis une archive à moi tout seul », affirme-t-il dans une des premières pages. C’est honnête, disions-nous, peut être un brin irritant, surtout au milieu de lignes qui ne donnent que des prénoms. Mais nous sommes au début du livre, et peu à peu le risque de l’entre-soi s’évanouit.

Il s’évanouit parce que Mathieu Lindon est né au cœur de la chose littéraire et historique, c’est un fait ; comment le lui reprocher ? Parce que revient sous sa plume à son propos et à propos de son père un adjectif : « rieur », et le livre a quelque chose de rieur, ne fût-ce que par son architecture un peu hasardeuse. L’homme a de l’humour. Il se décrit souvent comme un enfant, il a d’ailleurs écrit un recueil appelé En enfance, et il a un frère brouillé avec son père et auteur d’un film nommé L’enfant invisible… Au fond il est ce qu’Enrique Vila-Matas appelle un « hijo sin hijo », ce qui sous-entend une manière de chalouper dans la vie sans l’ancre de la responsabilité parentale qui fortifie.

Enfin, le risque de l’entre-soi s’évanouit parce que, dans la seconde partie du livre, Mathieu Lindon fait part d’une réflexion fort acérée sur le métier d’éditeur et le rôle d’une maison d’édition. Jérôme Lindon venait d’une famille de juristes et « avait des manières de notaire ». Le fils n’insiste pas, mais il est difficile de ne pas se dire que l’expérience de maquisard du Jérôme Lindon de vingt ans, et son épouse que son fils dit s’être sacrifiée pour son mari-Minuit, comptent pour beaucoup dans ce sens du droit, de la rectitude et de l’engagement, y compris l’engagement d’un écrivain vis-à-vis d’un éditeur et vice versa.

Une archive, de Mathieu Lindon : les promesses de Minuit

L’entrée des Éditions de Minuit, 7 rue Bernard-Palissy, à Paris © CC4.0/LPLT Wikimedia Commons

C’est sans doute une des raisons justifiant que les éditions de Minuit soient la dernière maison française à avoir créé une école : le Nouveau Roman. Mathieu Lindon connaît suffisamment l’édition pour ne pas présenter le Nouveau Roman comme un cadeau tombé de nulle part mais comme une construction, une volonté de son père. Avec Alain Robbe-Grillet, conseiller littéraire, Jérôme Lindon avait « senti le potentiel commercial de cette coïncidence littéraire et éditoriale qui n’en était pas une… ». Il avait réussi, écrit-il, à « constituer un ensemble d’écrivains fourni clé en main aux critiques et universitaires ».

Jérôme Lindon était plus qu’au fait du phénomène de génération et de fabrique d’une génération. Il avait une conscience aiguë de l’histoire en train de s’écrire : dans les livres qu’il publiait et autour d’eux, dans les échanges, les correspondances, les entretiens, tout ce qui forme des archives, la postérité – comme si les archives penchaient davantage du côté du futur, écrit le fils. Comme si, ajouterons-nous, le père avait essayé de courber le temps vers et à partir de ce foyer lumineux, Minuit.

Le fils déconstruit ce que le père a construit, non pour le dénigrer mais pour le louer. Risquer et parier, fédérer, rassembler des talents en réalité très divers, éviter l’éclatement, jouer des frictions, miser sur la durée, veiller sur les finances, et savoir attendre d’en recueillir les fruits, c’est un apostolat, un travail long, lent, passionnant, qui n’est pas sans une forme d’absolutisme. Le fils parle beaucoup de pouvoir. Et de « prestige », plus que de valeur symbolique, son synonyme sociologique. Mais il associe ce prestige à la seule littérature, non aux essais, affirmant qu’aux yeux de son père la valeur d’un philosophe ou d’un sociologue dépendait de sa relation à la littérature. La brillance dont jouit l’art, l’aura au sens de Benjamin, est constitutive de la maison Minuit telle que Jérôme Lindon l’a recueillie au sortir de la guerre pour achever de la bâtir.

Et pourtant… n’est-ce pas aussi les idées, la pensée et les penseurs qui ont nourri et haussé la littérature de Minuit ? Par la force des choses, les uns et les autres étaient comme des vases communicants ; comme deux mains qui forment une même poigne, révélant le courage du père. Mathieu L. l’affirme : c’est en tant que Juif que Jérôme Lindon a soutenu les Palestiniens et imprimé et diffusé la Revue d’études palestiniennes ; et en tant qu’ancien maquisard qu’il a défendu l’indépendance algérienne. Le premier choix lui a valu une longue brouille avec ses propres parents et des insultes venues de la « communauté juive » (les guillemets sont de l’auteur). Le second lui a valu des menaces de plasticage de l’appartement familial et professionnel.

Minuit, ce fut une forme de désobéissance civile française qui a couvert toute la seconde moitié du XXe siècle. Ce siècle est-il fini ? Pourquoi faudrait-il le reléguer dans le passé ? En 2023, nous parlons sans cesse de sobriété, mais la vie de Jérôme Lindon est là pour montrer le lien entre sobriété et créativité, entre vertu et quête de nouveauté, et de fantaisie.

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