Si la somme magistrale et exhaustive de Pekka Hämäläinen connait depuis sa parution comptes rendus élogieux et succès de librairie, c’est qu’elle pose, en un style à la fois lumineux, vif et savant, des questions essentielles, déjà scrutées et débattues dans L’empire Comanche (Anacharsis, 2012), sur le récit national américain et l’histoire américaine, la manière de les dire et de les contre-dire.
Pekka Hämäläinen, L’Amérique des Sioux. Nouvelle histoire d’une puissance indigène. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bruno Boudard. Albin Michel, 608 p., 26 €
Finlandais et enseignant à Oxford, Pekka Hämäläinen se présente en historien de « l’Amérique du Nord du début du XIXe siècle, spécialiste de l’histoire autochtone, coloniale, impériale, environnementale et des borderlands ». Qu’est-ce qu’un spécialiste des borderlands ? Pourquoi ce terme ? Parce qu’il fait désormais partie des outils de la remise en cause sémantique et conceptuelle de l’étude traditionnelle de l’histoire américaine, démarche lancée depuis quelques décennies déjà par la New Indian History.
Il s’agit de réévaluer la rencontre entre Euro-Américains et Amérindiens et leurs relations depuis, de déconstruire la méthodologie dominante et la démarche des historiens, peintres, romanciers, philosophes ou réalisateurs de westerns, avec pour commencer l’arrivée des Pilgrim Fathers par la côte Atlantique, les Autochtones en toile de fond exotique et vite escamotée. D’où, entre autres, ce refus du terme de « frontière » usé jusqu’à la corde, qui n’a jamais fait sens pour les Autochtones et renvoie au « progrès » de la civilisation apportée à la sauvagerie (wilderness) par les nouveaux débarqués. Et continue de le faire : ce qu’écrivait Frederick Jackson Turner en 1893 dans The Frontier in American History vaut toujours.
Hämäläinen ouvre son livre avec la bataille de Little Big Horn (1876), le rôle de Crazy Horse et de Sitting Bull. Cette bataille a « inscrit les Lakotas dans les annales et a fait d’eux l’objet d ‘une fascination durable. […] Une puissance autochtone écrase un future mastodonte industriel », qui l’écrasera à son tour. Au-delà, elle fait écho à « l’hubris américaine (Viêt-Nam) et à ses complexités ». Selon notre historien, le conflit Lakotas/États-Unis ne définit l’identité des Lakotas et leur place dans l’histoire que si on y inclut « l’évolution des composantes historiques dominantes » dont ils sont les protagonistes centraux et résilients, aux prises avec divers pouvoirs coloniaux du XVIIe siècle (voir aussi Gerald Vizenor, Manifest Manners: Narratives on Postindian Survivance, University of Nebraska Press, 1999). Adaptables, souples (glaneurs sédentaires puis chasseurs à cheval puis pasteurs nomades) les Sioux préfèrent, par exemple, la diplomatie à la violence, déclenchée plutôt par la traîtrise ou le non-respect des accords ou traités.
Rompant avec le récit téléologique univoque et triomphaliste, la polysémie de « borderlands » évoque des « régions (trans)frontalières, limitrophes, des marges, des marches, des lieux de circulation et d’échange ». C’en est fini des terres amérindiennes qualifiées de « périphériques » et de leurs peuples qualifiés d’obstacles à la construction d’un Nouveau Monde éclairé. Très vite, colons et institutions établissent, cartes à l’appui (dix-huit cartes de borderlands sont reproduites dans le livre), des lignes de démarcation entre eux et les Sauvages, des « frontières » et des au-delà régis par des lois, des accords, des traités, des militaires et des fermiers, tous marqueurs d’une négation de mondes communs.
Amovibles par principe, ces « frontières » sont peu à peu repoussées vers l’ouest et l’ouest de l’ouest, du sud et du nord, jusqu’au Pacifique, au Mexique, à l’Alaska. Ces avancées ouvrent à la colonisation des espaces-mondes proclamés vides et déserts, au mieux mal utilisés, et qui seraient bientôt mis en valeur par la propriété privée, enclose et agricole, la ville et le commerce, l’éducation, l’église et l’assemblée législative. Récit et vision hors sol et hors temps, fantasmatiques. Une interdépendance s’était en fait très tôt organisée entre colons et nations indiennes – champs de tabac, vergers, jardins potagers, forêts entretenues comme des palais, villages sédentaires et nomades, plaines et rivières fourmillant de bisons et de castors. Comme les Indiens en étaient maîtres, ils se mettaient en réseaux de savoir-faire et d’échanges, avec alliances et contre-alliances locales, régionales et internationales : exportations de tabac et de fourrures vers l’Angleterre sur les routes du commerce triangulaire en échange de poudre de balles et de fusils, rencontres diplomatiques, secrètes ou splendides, avec interprètes, mariages, enfants. Et souvent, esclaves de part et d’autre. C’est ainsi qu’en un siècle les Sioux avaient appris, et réussi, à se faire une « place dans le monde ».
Au milieu du XVIIe siècle, Hämäläinen évalue leur population à 30 000 individus, ce qui en fait une des nations indiennes les plus importantes. Elle est organisée autour des Sept Feux du Conseil, instances décentralisées où circule la parole d’hommes-médecines, de guerriers, de clans de familles et de leurs généalogies, véritable tissage (ou fractionnement) d’un sentiment d’appartenance à une identité et une spiritualité collective. Repoussés par les Iroquois vers le lac Supérieur, les Sioux ont alors migré dans la vallée supérieure du Mississippi tandis que les Lakotas se sont installés plus à l’ouest encore, le long de la Minnesota River, « charnière écologique » de l’Amérique du Nord où plantes, herbages et animaux prolifèrent, conférant aux lieux et à leurs hôtes une charge spirituelle élargie, nature et culture formant un ensemble insécable.
Contre les menaces de désintégration liées aux rivalités internes et externes, l’attachement aux traditions collectives, à une histoire commune et au profond sentiment de former une seule nation avait renforcé la puissance des Sioux, en particulier des Lakotas. Malgré les affrontements internes et externes, l’échange de marchandises avec les Français, les Anglais, les Espagnols puis les Américains garantissait la paix, la fourniture et l’achat de fourrures constituant une déclaration performative de loyauté. Mais la rencontre avec le cheval, l’art de manier le fusil puis, plus tard, l’acquisition d’armes par toutes sortes de voies détournées, leur nombre enfin, font des Sioux des cavaliers, des chasseurs, des pasteurs et des combattants émérites, d’une puissance de feu et d’une maîtrise de l’échange marchand incomparables.
Négociateurs et propriétaires puissants, les Lakotas agrandissent leur territoire. À partir de la vallée du Missouri et de ses affluents, où ils vivaient depuis une cinquantaine d’années, sur les conseils de Femme Bison Blanc, ils poussent à la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux Black Hills (Pahá Sápa) (2), non sans en avoir expulsé les Cheyennes (1776). Des massifs habités depuis la nuit des temps, dont la « primauté spirituelle », le climat et les hordes de bisons convainquent les Lakotas de s’y installer dans la durée. Ils se constituent d’immenses troupeaux de chevaux, à vendre et à monter. C’est ainsi, résume Hämäläinen, en une figure percutante, et discutable, qu’en 1776 « deux nations ont vu le jour en Amérique du Nord, l’une conçue à Philadelphie, l’autre dans les Black Hills du Dakota du Sud, à plus de 2 700 kilomètres de distance. Un siècle plus tard exactement […], ce serait un choc frontal entre deux puissances expansionnistes […] lancées chacune à la conquête de l’Ouest […] à l’issue retentissante ».
On le voit, le propos de Pekka Hämäläinen est d’interroger l’histoire de cette « puissance indigène » nord-américaine, non à partir de l’Atlantique et de la côte Est, ou d’une chronologie née avec l’arrivée des puissances coloniales, mais de l’intérieur du continent et depuis la nuit des temps. Loin des Autochtones en obstacles provisoires et en faire-valoir des Américains des Lumières, les abondantes sources (primaires et secondaires) qu’utilise Hämäläinen ouvrent à la complexité de plus de quatre siècles nord-américains car elles fourmillent d’anecdotes, de témoignages, d’analyses, de rapports, de Mémoires, de comptes rendus, de correspondances, de récits oraux. Une performance renforcée par un abondant recours aux Comptes d’Hiver Sioux, calendriers annuels illustrés à partir de l’hiver et d’un événement marquant de l’année. Sur des peaux de bison ou des cahiers de comptes, défilent l’histoire, la langue et l’art des Sioux, riches heures et méditations au long de fresques, de dessins en couleurs et en contrastes, éloquents témoignages de leur vie quotidienne et fabuleuse, précis, ironiques, dramatiques, poignants. Il en émane spiritualité éclairée, rigueur et raisons éclairantes, art de la négociation et de la confrontation, antériorité absolue et présentification totale.
Au fil du dépliement par Hämäläinen des entrelacs entre conquérants et Amérindiens, ici les Sioux Lakotas, ces borderlands apparaissent ainsi pour ce qu’elles étaient, centrales. Cœur des peuples qui les habitaient et cœur du continent que ces derniers parcouraient depuis des siècles, elles ont fait tampon et plaque tournante entre nations indiennes, et plus tard entre ces dernières et les conquérants. Au fil des décennies d’association et de partages, parfois sur le fil du rasoir d’où les uns et les autres dictaient leurs conditions, ces territoires devinrent de hauts lieux de mixités, d’échanges, de guerre et paix, de faillites et rebonds, de commerce et de diplomatie. D’adaptabilité. De pouvoir(s).
Ainsi du traité de Fort Laramie de 1851, où les Lakotas se rendent en grand apparat accompagnés des Arapahos et des Cheyennes. Enjeu : la traversée des Plaines terres sioux et autres autochtones par les Américains pour atteindre la Californie et son or (1848), dont des « milliers de Lakotas bien armés » barraient l’accès. Les Américains obtiennent la libre circulation sur ces terres à condition qu’ils respectent les bisons (détruits par milliers), les pâturages et les habitants. Ils s’engagent à verser 10 000 dollars de rentes annuelles et 50 000 dollars par an de « provisions, marchandises, animaux domestiques et matériel agricole pendant 50 ans » désormais confinés, en principe, sur La Grande Réserve Sioux. Les rivalités permanentes entre tribus (réduites à se disputer le peu de terres qu’on leur avait laissé) et avec les Américains devaient cesser et la paix des Plaines régner. Or, « les Lakotas voulaient les ressources du territoire, les Américains le territoire lui-même ».
Contre les escarmouches et actes de guerre permanents inter-tribaux, le rabotage de la Grande Réserve, le non-respect des droits garantis à Fort Laramie (dont rentes et fournitures peu ou pas versées), les Lakotas reprennent les armes et imposent leur supériorité sur les Plaines. Ainsi de la défaite infligée aux Américains à Sand Creek, en 1866 (voir Raymond Demailly, Black Elk et la Grande Vision. Le Sixième Grand-Père, Le Rocher, 2018). Un second traité de Fort Laramie (1868) remplace le précédent. Il reconnaît la souveraineté des Lakotas, établit une relation de nation à nation entre eux et les États-Unis, autorisés à construire une voie ferrée le long de La Platte contre l’usage paisible, absolu et exclusif des Black Hills par les Lakotas… auxquels il était au demeurant interdit de « perturber le voyage des étrangers, d’attaquer leurs trains de marchandises, voler leurs bêtes, les capturer, scalper ». Si les trois quarts des adultes y consentaient, de futures concessions de terres auraient lieu. L’or des Black Hills et les flots de mineurs auront raison de cet équilibre précaire et, de violence en violence et en victoires lakotas, viendra en 1876 la bataille/victoire suprême de Little Bighorn sur la 7e division du général Custer, lui-même mort au champ de déshonneur. Les répercussions seront immenses dans le pays au point que, une vingtaine d’années plus tard, à Wounded Knee (1890), ce sera la défaite lakota, et indienne, finale.
Quant à la séduisante thèse et conclusion d’Hämäläinen (au milieu du XIXe siècle, c’est un « empire » lakota qui se projette dans le ciel, les forêts et l’or des Black Hills), elle instaure une structure en miroir de deux « empires » rivaux. Certes marquante, elle n’est pas vraiment convaincante : l’expansion du pouvoir lakota ne relève pas, en effet, des mêmes catégories historiques et anthropologiques que l’expansionnisme américain. Ce travail passionnant n’en constitue pas moins une performance et, s’il n’échappe pas à l’erreur et se montre parfois un peu court (par exemple sur le rôle des femmes), il est pourtant toujours exact. À mettre entre toutes les mains, tant cette Nouvelle histoire d’une puissance indigène enrichit la réflexion.
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Voir aussi Karl Jacoby, Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, Anacharsis, 2013 ; Richard White, Le Middle Ground. Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, 2020, l’un et l’autre traduits par Frédéric Cotton et publiés par Anacharsis.
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Hämäläinen utilise une trentaine de noms propres à la graphie revue désormais par les Sioux eux-mêmes. Il en fournit un glossaire à la fin du livre.