« Cesser de voir les objets qui brillent, observer le reste » : aller en priorité vers les papiers et documents qui articulent obscurité, fragment et urgence, voilà un choix clairement annoncé. Convaincu que le propre des archives, c’est d’être en petits morceaux, avec de nombreux « restes », Philippe Artières marche depuis trente ans vers ces trouées, ces espaces creux, râpe la terre pour chercher les écritures éphémères et délaissées, bien souvent rejetées puisque indignes de paraître. Cette fois, ce seront les noyades. Ou plutôt les sauvetages : et ce n’est pas un hasard ! L’actualité nous enfonce sans relâche dans le ventre des bateaux chavirés pour avoir pris le risque de traverser la Méditerranée ou la Manche, des corps décomposés allongés sous l’étai de bois, que les sauvetages militants remontent jusqu’à nous : près de 40.000 morts depuis la création de l’espace Schengen.
Philippe Artières (dir.), Sains et saufs. Récits minuscules du sauvetage maritime. Anacharsis, 128 p., 16 €
Il y a là une invitation et un appel. Invitation à déterrer des « sauvetages divers » des Annales du sauvetage maritime entre 1891 et 1931, une quantité d’exploits, de récits des corps qui tombent, s’agitent, se redressent, se nouent dans des cordages pour faire chaîne humaine. Appel à superposer les scènes d’aujourd’hui à celles d’hier, à plier les récits pour nous conduire vers une nouvelle attention. Ce n’est pas la première fois que Philippe Artières, membre du comité de rédaction d’EaN, bouscule la table assurée des sciences sociales. Il nous a habitués à aller en-dessous, à ne pas nous arrêter à ce qui nous est donné à voir, à aller chercher des écrits sous la tranquillité factice des archives, à saisir ce qui n’a pas été montré.
Un retour en arrière s’impose pour situer Sains et saufs dans une démarche particulière. Que ce soient les écritures de banderoles (La banderole. Histoire d’un objet politique, Autrement, 2013) ou les écrits de suicidés ; les marques sur les murs des prisons – écrites au charbon ou bien gravées au caillou – ou les enseignes lumineuses (Les enseignes lumineuses. Des écritures urbaines au XXe siècle, Bayard, 2010) ; les écrits des bas-fonds d’un savant du crime (Papiers des bas-fonds. Archives d’un savant du crime, Textuel, 2009) ou bien les écritures du sida (Mémoires du sida. Récit des personnes atteintes. France. 1981-2012, Bayard, 2012), Artières décèle les « pièges à écrits » où gisent des gestes, des mouvements et des moments qui méritent notre attention.
Se dessine alors tout un programme, qui commence par « faire attention ». L’historien nous apprend à ouvrir délicatement les collets, en desserrant les dents des « mains courantes » d’un hôpital, à observer un relevé de gaz et d’électricité d’un étage, une affiche ou un graffiti, une série inédite de signalements d’incidents de lycéens et de collégiens agités (Jours tranquilles à l’Éducation nationale, Thierry Magnier, 2011) : autant d’objets qui s’effacent très vite, qu’on ne nous a guère appris à entendre, à déchiffrer, à comprendre. « Cessez de voir, commencez à regarder ! », s’écriait Perec. Et Artières d’ajouter : « il n’y a “événement d’écriture” qu’à partir du moment où on le regarde ». Avec cette série mineure de récits de sauvetages, allègrement rangée sous la cote « folklore pittoresque », nous sommes saisis par un univers inattendu, un espace maritime extrêmement bruyant et à forte densité de translation (loin du « monde du silence » que l’on nous a enseigné). Ce choc accroit notre vigilance.
Pour augmenter l’attention sociale portée à ces écrits, encore faut-il passer de ces sauvetages infra-ordinaires récoltés jusqu’à la reconstitution d’événements sensibles – à la fois personnels et collectifs –, dans une série, une chaîne, une succession. Reconstituer, c’est-à-dire construire une nouvelle mémoire, qui fait décalage sur ce passé abandonné à la fois intime et pluriel. Reconstituer ce qui est « en miettes » et justement parce que c’est en miettes, en faire une histoire, une manière de lire ; car le lecteur est amené à agencer lui-même ce qu’il lit, à faire les liens et à faire sa propre traduction. C’est l’idée de cette poignée incroyable de « livres recueils », comme celui justement intitulé Miettes (Verticales, 2016), qui exhume du supplément « Sandwich » de Libération en 1980 des petites annonces parfois provocantes, qui désarçonnent au point de déstabiliser l’interprétation.
Ces récits de sauvetages de la première moitié du XXe siècle font contraste. Plus encore, ils s’opposent à ce qui se passe sous nos yeux. C’est la moindre des choses, semble nous dire Philippe Artières, en reprenant les récits de naufrages, qu’ils soient de Carteret ou de Lisbonne, de Boulogne ou de Marseille, de Concarneau à l’île de Molène. L’ensemble de ces rapports de capitaine, douanier, maire d’un village, brigadier, relate avec une extrême précision ce moment extrême : « Sans perdre un instant ». C’est l’éloge du « temps pressant » : mettre son canot à la mer, porter une amarre, sans perdre de temps à se déshabiller, se jeter dans la bourrasque, le vent soufflant de toute sa fureur, et tirer l’inconnu pris dans les remous de son voilier démâté.
En nous engageant dans mille secours en mer, nous montons sur les navires, faisons le tour de la cale, restons aux aguets auprès du maître à bord, suivons au plus près sa sensibilité et son adresse pour manœuvrer et venir « à la rescousse » : « À 20 heures, la TSF me fait savoir qu’un navire émettait des SOS et, d’après sa position, nous étions près de lui. J’ai fait route dessus et, à 20h15, j’ai aperçu des signaux lumineux de détresse. Il s’agissait de Georgio M. qui, chargé de grain, allait de Varnas à Anvers. » Chaloupe mise à la mer, sans feu plein d’eau, durant deux heures jusqu’à 22h30, cinq volontaires exténués et trempés reviennent bredouilles. La chaloupe coule en quelques minutes. Il faudra attendre 7 heures du matin pour s’approcher, ruser avec la tempête, se mettre vent debout, à petit moteur, attendre le bon moment.
Il n’y a pas de place pour le débat mais pour le seul savoir pratique, pas de question sur l’identité des voyageurs mais sur les seules techniques de secours, car « lors d’évènements de mer […] l’exploitant du navire, le capitaine du navire et la société de classification, lorsqu’elle en a été informée, sont soumis à la même obligation […] Dans le cas d’un évènement de mer, ou de suite d’événements, liés directement à l’exploitation du navire battant pavillon français, ayant entraîné : la mort d’une personne ou des blessures graves ; des dommages matériels subis par un navire ; la disparition d’une personne par-dessus bord ; la perte, la perte présumée ou l’abandon d’un navire ; l’échouement ou l’avarie d’un navire, ou sa mise en cause dans un abordage ; des dommages matériels à l’infrastructure maritime extérieure d’un autre navire ou d’une personne ; des dommages graves à l’environnement, résultant des dommages subis par un navire ou des navires » (le sauvetage s’impose, un rapport s’ensuivra (article R1621-12 du Code des transports français).
Ainsi, si loin de notre représentation douce et pacifiée, tout un langage animé de mille mots soulève les évènements de mer qui surgissent alors « sur la route » vers tel port, par grosse brise de sud, sous telle longitude. Plus loin, le temps resta couvert, par mer grosse, « lorsque le bateau chavira » sous vent fraîchi « en halant le sud-ouest » et par mer descendante. Chaque rapport de péril contient tout un langage de l’action à mener sur telle voie, lors de tel trajet, sur tel « rail » surveillé aux abords des îles.
Diagramme et cartogramme relèvent les évènements de mer, les inscrivent sur d’autres registres et d’autres points de la carte, à commencer par la position de tous les navires. Les routes sont enregistrées, vérifiées, rectifiées, confirmées. Sur les chemins, des gardiens des phares tiennent « main courante », activent les cornes de brume et les signaux d’alerte, tandis que des cahiers de prières des cent chapelles dédiées aux « péris en mer » font mémoire, depuis les cent stations locales de la « Société Nationale de Sauvetage en Mer » jusqu’aux sépultures que l’on trouve tout au long des côtes avec comme seule marque : « Inconnu ». De chacun de ces points de vue s’inscrit l’instant. De chaque position s’écrit l’heure du danger. Cette « vaste machinerie graphomaniaque » ouvre une nouvelle réflexion sur ce que l’on entend par « évènement ». Entendre une autre langue, lire et être obligé de voir la scène, lire des mots envolés sur des lèvres absentes, le discours fraîchement écrit, maladroit, et quelques indices de ce qui fut et qui aussitôt s’envola. Restituer un événement précis de quelques minutes et qui ne franchira pas le seuil de nos attentions. Sains et saufs rejoint ainsi la collection étonnante de l’édifice « qu’est-ce qu’un évènement veut dire ? », une pièce d’un large puzzle qui mènera bientôt à un très vaste ouvrage.