Petite analyse du Grand Amour

L’instant du toujours, opuscule de Patrick Autréaux illustré par Alice Gauthier, peut être lu et regardé de façon autonome, et constitue un livre en soi. Mais, parce que l’expérience de la croyance et de la décroyance dans le monde l’anime (1), il fait, aussi, en avant-goût et par léger contraste – comme lorsque deux couleurs mises côte à côte s’illuminent mutuellement –, sentir l’originalité et la sensibilité avec lesquelles l’auteur déplie la figure de Thérèse de Lisieux dans La sainte de la famille.


Patrick Autréaux, L’instant du toujours. Illustré par Alice Gauthier. Le Chemin de Fer, 72 p., 10,50 €


Commençons par la lecture autonome, donc. Le livre de Patrick Autréaux se divise en deux temps. Le premier est un monologue de femme, déroulé, ou plutôt chanté, dans l’obscurité d’une chambre d’hôpital – ou depuis une scène de théâtre. Son monologue ressasse l’abime de néant dans lequel a plongé un couple qui ne s’est pas résolu à s’avouer son désamour. L’originalité de la plainte est qu’elle vient, non de la personne quittée, mais de celle, qui, déçue, a cessé d’aimer et ressasse la perte de ses illusions. Parce que les causes de la désillusion ne sont pas énoncées, tout se passe comme si une puissance, autonome, s’était retirée.

L’aimé déchu a perdu sa capacité ontologique à garantir le monde comme promesse de bonheur : il n’est plus signe de reverdie, mais de compromissions, de gênes, de mensonges à soi-même et à l’autre. Le fake, tel le serpent du paradis, s’est immiscé dans les relations du couple, et la fiction d’amour, qui faisait la solidité du monde, a déraillé ; s’ensuit un combat solitaire, honteux, plein de déni et d’acédie, contre les signes du désenchantement. Le monde intérieur de celle qui a cessé d’aimer et se vit comme flouée de tout le bonheur qu’elle avait entrevu (double peine pour l’ex qui n’y peut rien) se trouve dévasté. Le caractère débordant, mélancolique, de ce monologue par ailleurs spectral, théâtral, lui permet d’aborder avec beaucoup de justesse les liens entre certaines expériences amoureuses, la fiction, et les mouvements enchevêtrés de croyance et de décroyance dans la réalité de l’autre et du monde.

L’instant du toujours, de Patrick Autréaux

© Alice Gauthier/Le Chemin de Fer

Or, la distance que l’on peut aussi ressentir (que ne l’a-t-elle quitté, plutôt que de se livrer de façon si dramatique à la triste extase de la plainte, du fake et du néant si elle ne l’aimait plus ?) nous montre, puisqu’on ne cesse pas pour autant de lire, qu’on n’est pas seulement là dans une écriture lyrique. On est aussi dans une écriture analytique qui écoute et déplie, sans les juger, les plis et les replis, pleins de dénis et de tentations totalitaires, d’un mythe collectif et parfois intimement contraignant – celui du Grand Amour. Et il faut saluer ici la beauté des peintures d’Alice Gauthier, qui font, grâce à leur onirisme un peu organique et à leur tendresse, qu’on accueille avec douceur les complications douloureuses de ce mythe.

De même, l’écriture de Patrick Autréaux ne déplie pas le mythe de façon surplombante, en le réifiant. L’auteur l’analyse en s’abandonnant à son jeu, à son langage, souvent très beau, pris dans une remémoration musicale, une « ritournelle », dit-il, pris également dans son pouvoir de fascination, comme s’il fallait se laisser traverser pour s’en défaire. Il en expose ainsi la puissance, les racines lointaines, romantiques bien sûr mais aussi théologiques et médiévales : ainsi de l’imaginaire des oiseaux, de la couleur verte, de la diabolie. Il n’est alors pas nécessaire de s’identifier – au contraire, même – avec la voix de la narratrice pour trouver que l’écriture, dans son excès, touche juste.

L’instant du toujours, de Patrick Autréaux

© Alice Gauthier/Le Chemin de Fer

La deuxième partie réécrit la première, mais au nom d’un « je » qu’on suppose, cette fois, biographique et qui entretient une forte porosité avec la première voix. Se croisent alors une méditation sur l’aridité mélancolique du désamour et une réflexion sur l’expérience de la maladie. Et c’est dans cette deuxième partie qu’intervient de façon explicite la figure de Thérèse Martin (alias de Lisieux). Emportée par la tuberculose à vingt-quatre ans, prise lors de sa maladie du sentiment de perdre ses illusions, sa foi en Dieu – un pas si bon parti – et sa « volière intérieure », son culte de sainte thaumaturge marqua, dit-il, sa famille pendant plusieurs générations. Or d’autres familles que celle de Patrick Autréaux vouèrent ou continuent de vouer un culte plus ou moins croyant à la petite sainte et à sa « petite voie ». Elle fournit alors un guide fécond, très ancré dans l’imaginaire et l’histoire collective, pour penser à la fois un lien à l’enfance, aux rituels de guérison, à la croyance dans les autres et dans le monde.

Mais alors, quelle dimension romanesque cette figure inattendue, populaire, juvénile, littéraire aussi (que l’on pense à Bernanos), mais moins prévisible que Thérèse d’Avila, fait-elle entrer dans l’écriture de Patrick Autréaux – et quels déplacements et reverdie d’écriture peut-on lire entre L’instant du toujours et La sainte de la famille ? À vos livres !


  1. Ce texte trouve son origine dans une conférence prononcée par Patrick Autréaux lors d’un colloque consacré à Simone Weil et à son texte « L’amour de Dieu et le malheur ».

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