Thérèse et moi

Premier livre d’un cycle autobiographique intitulé Constats, La sainte de la famille est un récit surprenant, par la variété des tons qui s’y manifeste, mais aussi par l’importance qu’y prend Thérèse de Lisieux, à qui Patrick Autréaux avait déjà consacré un livre d’un tout autre genre, une anthologie commentée des textes de l’une des saintes les plus populaires de l’Église catholique [1]. Dans La sainte de la famille, l’auteur établit des liens entre sa propre enfance et celle de Thérèse, revenant sur des épisodes fondateurs de son existence que la lecture des textes de la sainte a éclairés d’une lumière particulière. Le récit, à la fois très sérieux et plein d’humour, mêle souvenirs et réflexions métaphysiques, tout en posant en filigrane la question de l’écriture.


Patrick Autréaux, La sainte de la famille. Verdier, 160 p., 18 €


Du récit autobiographique à proprement parler, nous trouvons différents éléments, ceux de l’enfance, et de l’événement fondateur (par la béance qu’il produit) : la disparition de la grand-mère de Patrick Autréaux alors qu’il est un jeune enfant, véritable déflagration. « Mémé », dont il ne garde pratiquement aucun souvenir, est cette figure tutélaire de l’amour brutalement disparu, et les récits de la mère et du grand-père, mais aussi leur chagrin parfois dévorant, nourrissent l’enfant qui a absolument besoin de remplir ce « trou » qui l’a perforé lorsque sa mère, sans savoir comment s’y prendre, lui a annoncé que sa grand-mère avait « rejoint le ciel ».

La sainte de la famille, de Patrick Autréaux : Thérèse et moi

Patrick Autréaux © Han Lei

Patrick Autréaux revient également dans son récit sur l’enfance de sa grand-mère, digne de celle de Cendrillon après que sa mère, enceinte sans être mariée d’un homme qui meurt au front en 1915, a dû précipitamment trouver un époux qui se révèlera un parâtre ; mais aussi sur celle de son grand-père qui a grandi au milieu des corons, né peu avant la Première Guerre mondiale, avant-dernier de huit enfants, dont l’aîné est bossu ; et enfin sur celle de sa propre mère qui a frôlé la mort enfant, mais qui a été sauvée par la « puissante guérisseuse, la grande docteure vivant dans les roses », on l’aura reconnue, Thérèse de l’Enfant-Jésus. Le motif de la maladie est déterminant dans ce livre tout comme dans l’existence de l’auteur, motif qu’il a d’ailleurs abordé dans des ouvrages précédents et qui accompagne ceux de la mort et de la spiritualité dans L’instant du toujours, paru il y a quelques semaines.

L’enfance de Patrick Autréaux est assez solitaire, tout comme son adolescence. Fréquemment, il s’allonge sur son lit, ferme les yeux, et imagine qu’il meurt après avoir traversé des aventures fabuleuses et variées inspirées de ses lectures ou de la vie de Jésus-Christ : « Les grandes stations chrétiennes offraient quelques scènes de choix. Jésus agonisait depuis deux millénaires et, comme un des rares jours où nous allions à la messe était le dimanche des Rameaux, chaque année j’écoutais attentivement le récit de son calvaire. » Sa lecture passionnée de Vladimir Jankélévitch est à la fois drôle et poignante, et l’auteur a alors tout de l’adolescent replié sur des préoccupations sinistres et métaphysiques : « La Mort est au milieu de la pièce quand mes parents rentrent de la plage. » Il écoute des Requiem, quand ses parents écoutent les Bee Gees ou Joe Dassin, « Abba en veux-tu en voilà », et d’autres encore. La mort de Mike Brant, un an après celle de sa grand-mère qui l’adorait, est une tragédie, « à croire qu’il ne lui a pas survécu », et l’enfant, se sentant « l’âme pleine de mots » quand il pense à lui, déclare : « je voudrais être Bossuet faisant l’oraison funèbre de Mike Brant ».

La sainte de la famille, de Patrick Autréaux : Thérèse et moi

La chapelle Sainte-Thérèse de Lisieux à Marcinelle, en Belgique (2017) © CC4.0/Jmh2o/WikiCommons

L’adolescence est aussi ce moment où l’auteur exprime son désir d’entrer au monastère, désir évacué d’un revers de manche par ses parents, désir accompagné de cette angoisse diffuse de ne pas bien savoir qui l’on est, ou de ne pas être celui qu’il faudrait être. On peut s’amuser de certaines scènes, comme lorsque la grand-mère, déjà condamnée, décide de faire un pèlerinage qu’elle aurait dû effectuer des décennies plus tôt, lorsque sa fille fut sauvée par ses prières à Thérèse. Or, dans la basilique, alors qu’elle allume un cierge, avec sa fille, survivante donc, la flamme s’éteint aussitôt : « Ma mère avait blêmi, ma grand-mère s’était penchée vers elle, qui tentait de rallumer la mèche et avait murmuré : J’suis foutue. Qu’un hasard souffle une petite flamme, et voilà que se confirme ce que le corps sent jusqu’au fond des os. Ce que les médecins taiseux ont fait comprendre. » La maladie est fondamentale, comme une fatalité, génération après génération, et fatalement elle s’abat aussi sur Patrick Autréaux que les médecins condamnent, Thérèse lui apparaît alors, et non dans un rêve, « Elle ? Je ne sais pas. Et qui d’autre ? Elle s’était épaissie du lit même. Lait caillé de la mort. C’était une sorte de surrection à quoi j’assistais – pour me border. »

La lecture de Thérèse de Lisieux, à qui l’auteur s’adresse dès les premières pages du livre, Thérèse, cette sainte que l’on peut tutoyer, fréquenter sans timidité, l’amène à la considérer comme une confidente. Il tisse au fil du récit des parallèles entre son enfance et l’enfance de Thérèse, qui devient la « sainte de la famille », tout l’indique. Pourtant, le lecteur hésite parfois. La sainte de la famille, ne serait-ce pas aussi la grand-mère, qui tout au long de sa maladie ne s’est jamais plainte ? La disparition du grand-père ravive d’ailleurs sa mort lorsque la fosse dans laquelle elle a été inhumée est rouverte et qu’elle apparaît dans sa nudité brutale et incompréhensible, inséparable de l’écriture : « Ce qui n’a plus de nom dans aucune langue et qui me fait écrire ce livre. Des reliques que personne n’a songé à inventorier ni à recueillir. »

Tissé entre silences et confidences, le récit interroge la nécessité d’entendre et de recueillir les secrets les plus enfouis. Ce n’est pas un miracle que Patrick Autréaux attend de Thérèse mais bien une écoute : « Pourquoi ne pas concevoir les saints comme des êtres qui ne peuvent rien ? Et que leur héroïsme vient de là, de ne rien pouvoir mais d’écouter ces plaintes que personne ne veut accueillir. De nous accompagner ainsi. Nous avons autant besoin de témoins que de sauveurs. » L’angoisse de ne pas être entendu, d’être absorbé dans la disparition, revient de manière frappante dans le récit et semble au cœur de la relation de l’auteur à la sainte, tout comme elle nourrit et stimule l’écriture : « Qui lira dans nos cœurs, qui saura vraiment ce que nous sommes, en grisaille feu et fraîcheur, qui accueillera nos pensées tues ? Savoir que personne ne recueillera ce qui est sans témoin me tord le ventre. »

La sainte de la famille, de Patrick Autréaux : Thérèse et moi

Sculpture près de la maison familiale de Thérèse Martin et de sa famille à Lisieux, Les Buissonnets (2015) © CC4.0/Nono vlf/WikiCommons

Si La sainte de la famille est un récit autobiographique, tissé dans cet entrelacs entre la vie de Patrick Autréaux et celle de Thérèse, il s’agit aussi pour l’auteur, et c’est particulièrement frappant dans la dernière partie du roman – d’une dimension nettement plus réflexive –, d’envisager comment le travail de l’écriture contient en son sein cette inquiétude viscérale. La retraite au monastère à laquelle ses parents ne peuvent désormais plus s’opposer le conduit à rencontrer non pas Dieu mais Max Jacob et elle marque un tournant dans son existence. La conversion réside peut-être là, dans cette expérience vivante, par la lecture de ces mots du poète : « Si vous n’êtes pas blessé par l’extérieur ou réjoui par l’extérieur, jusqu’à la souffrance, vous n’avez pas la vie intérieure et si vous n’avez pas la vie intérieure, votre poésie est vaine ».

La sainte de la famille est un livre sur la mort et sur la recherche à laquelle elle conduit, qui emprunte des chemins anarchiques, insensés presque, qui oblige Patrick Autréaux à se tenir sur un « bord effrangé », ce qui lui demande « d’être précis sans rien affirmer. Ni en religion, ni en non-religion ». Au lecteur de le suivre sur ces sentiers sinueux et de déchiffrer avec lui les signes, les rêves et les désirs qu’il nous confie par l’écriture de la « vie intérieure ».


  1. Thérèse de Lisieux. La confiance et l’abandon, anthologie de textes de Thérèse de Lisieux, choisis et présentés par Patrick Autréaux, Seuil, 2008.
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