Université de marché ?

Mise au pas, l’Université ? Quatre livres, parus cet automne, nous montrent, chacun à sa façon, que tout n’est pas joué, que le cœur utopique bat encore – au moins l’entend-on battre à travers une analyse lucide des processus en cours.


Didier Fassin, La recherche à l’épreuve du politique. Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 80 p., 12,90 €

Christine Musselin, La longue marche des université françaises. Presses de Sciences Po, 320 p., 27 €

Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020). Agone, 416 p., 25 €

Johan Faerber, Parlez-vous le Parcoursup ? Seuil, coll. « Libelle », 58 p., 4,50 €


Il n’y a pas à s’étonner qu’au temps de l’hégémonie de l’économique, « l’Université », dans sa conception et ses statuts, change de sens. Quand la « Science » elle-même est de plus en plus exclusivement orientée vers la production, quand les « Humanités » ne sont considérées qu’à l’aune du degré d’« employabilité » qu’elles peuvent ou non générer, l’École et l’Université deviennent des composantes du marché de la connaissance (le fameux Knowledge Management) ou plus exactement de l’« innovation » – ce moteur essentiel du système production-consommation. Les philosophes se font discrets, les grands discours sur « l’essence de l’université » sont renvoyés à un autre âge. En revanche, les « rapports » pullulent, les réformes s’accélèrent, qui témoignent d’une « reprise en main » ‒ pour ne pas écrire d’une « mise au pas », on se souvient que Victor Klemperer en avait fait un des mots clés de la langue nazie ‒ par un État également réduit à une fonction de « facilitateur », selon l’expression favorite du moment, du marché.

L'université reprise en main par le marché ? Didier Fassin, Christine Musselin, Johan Faerber, Joël Laillier et Christian Topalov En attendant Nadeau

Vue de l’université Pierre-et-Marie-Curie (1970) © CC1.0/Sorbonne Université

Promouvoir une recherche libre et pas seulement focalisée sur le dépôt de brevets, ou finalisée par la demande sociale, ou encore par des intérêts privés (et il faudrait détailler discipline par discipline ce que recouvre cette liberté : celle de la recherche médicale n’est pas celle de la physique…) ; définir, avec les acteurs de la recherche, la représentation nationale, les partenaires sociaux, une politique scientifique tenant compte à la fois des limites budgétaires et des urgences collectives de l’époque : qui doit déterminer, par exemple, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, s’il convient plutôt de privilégier la relance de la recherche nucléaire ou celle portant sur les énergies renouvelables, et la manière de le faire ; défendre les droits d’une recherche autonome et critique dans le domaine des « Humanités » (pensons aux « nouvelles humanités » énoncées par Derrida dans L’université sans condition, Galilée, 2001) qui permettent la compréhension des phénomènes sociaux et libèrent, en l’éclairant sans en diminuer le risque, la décision politique de toute idéologie (1) ; favoriser l’accession de tout un peuple à un niveau d’intelligence de sa situation dans l’Histoire et, partant, de sa responsabilité dans le destin de toute l’humanité… Bref, la grande utopie de l’universitas, cette communauté qui ne jouit du temps libre de la recherche, justifiée dans une division sociale du travail, que parce qu’elle assure le service, le ministère public, de la production de savoir, semble à bout de souffle.

Christine Musselin est une des grandes spécialistes françaises de la sociologie des universités. La longue marche des universités françaises (première parution : PUF, 2001) plante l’arrière-scène historique. Elle décrit une trajectoire qui va de l’université napoléonienne, déjà marquée au coin d’une conception « minimaliste et strictement utilitaire », à une université contrôlée entièrement par l’État et par le corps universitaire. Un modèle finalement stable en France jusqu’à la loi Faure de 1968. La disparition d’une organisation facultaire, fondée sur la collégialité d’un corps de chercheurs-enseignants, au profit de l’émergence d’établissements supposés forts et autonomes, caractérise les trente ans qui séparent 1968 de la fin des années 1990, le début de son évolution « managériale ». Réforme substantielle, mais qui n’aura pas suffi, toujours selon la sociologue, à faire naître l’outil dont a fini par rêver le pouvoir, une université capable d’affronter la mondialisation dans un contexte de concurrence internationale généralisée.

L'université reprise en main par le marché ? Didier Fassin, Christine Musselin, Johan Faerber, Joël Laillier et Christian Topalov En attendant Nadeau

La lente construction de cet outil à partir du début des années 2000, nous en trouvons l’analyse dans un autre livre, Gouverner la science, rédigé également par deux sociologues-historiens. Joël Laillier et Christian Topalov établissent d’abord une chronologie, laquelle montre très clairement une accélération, un « big-bang » avec l’élection du président Sarkozy et la loi dite « LRU » (« loi relative aux libertés et responsabilités des universités »), culminant avec le premier mandat d’Emmanuel Macron et la loi de programmation de 2020. Il ne s’agit pas d’une rupture avec la matrice napoléonienne, au contraire, mais de l’expression d’une volonté de l’État de transformer l’université en adoptant le modèle de l’entreprise : une « gouvernance forte », assurée par le changement de régime de la présidence (mise en place par la loi « LRU ») et des conseils d’administration des universités regroupées en grands établissements, et une autonomie, largement fictive comme on le verra, dans la gestion des budgets, lesquels ne peuvent plus provenir seulement de la dotation administrative mais aussi d’un crowdfunding fortement encouragé.

Mais l’ouvrage ne se contente pas de dérouler une chronologie. Il démonte des procédures, la mise en place de « machines réformatrices », derrière lesquelles se tiennent des hommes de main, agents actifs des transformations contrôlées étroitement par l’État. Par ce biais, apport précieux de l’analyse, on comprend qu’il s’agit de l’illustration parfaite de la théorie bourdieusienne de l’État, qui se « fait en se faisant ». L’université néolibérale se constitue à partir d’une doctrine forgée en cours de processus, engendrant au fur et à mesure les hommes dont elle a besoin pour se traduire dans la réalité. L’entrée par les hommes, choisie par Laillier et Topalov pour leurs enquêtes, manifeste que le type, pour parler comme Max Weber, des acteurs a changé entre la phase d’incubation et la phase de concrétisation des réformes. Nous passons de la figure de l’ingénieur, au début des années 2000, à celle de l’administratif autogénéré par le mouvement réformateur lui-même.

L'université reprise en main par le marché ? Didier Fassin, Christine Musselin, Johan Faerber, Joël Laillier et Christian Topalov En attendant Nadeau

Vue de l’université Pierre-et-Marie-Curie (années 1960) © CC1.0/Sorbonne Université

La doctrine s’est forgée à grand renfort de rapports et avec la complicité de sociologues, experts organiques (parmi lesquels, selon les auteurs, Christine Musselin), qui font de la commande même du pouvoir et « des obstacles rencontrés par la réforme des questions de sociologie ». Ces rapports démontrent opportunément les maux dont sont censées souffrir les universités : retards, inadaptations, taille inadéquate, etc. Ils énoncent les remèdes : regroupement, autonomie, entrée dans l’économie mondiale de la connaissance, etc. Les hommes qui ont porté ces diagnostics et prescrit les solutions sont ceux du monde de la production et de la mondialisation économique.

Une fois obtenu un « nouveau sens commun », l’État réformateur n’a plus besoin de prospectivistes issus des Mines ou de Polytechnique, mais d’un personnel issu du corps même des chercheurs, qui, la plupart du temps, ont quitté la recherche de manière précoce pour se tourner vers son administration, en assumant diverses fonctions au sein du ministère de tutelle ou bien dans les présidences d’université. Et l’on assiste à un déplacement du pouvoir, bien inscrit dans la matrice napoléonienne, de la collégialité académique, seule autorité légitime dans le champ scientifique, à la bureaucratie institutionnelle. Ce qui se traduit par un affaiblissement encore plus important du Conseil national des universités (CNU) et de la Conférence des présidents (CPU) et même d’institutions comme le CNRS, en faveur d’une centralité grandissante des « agences », comme l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). La première est une agence dite de « moyens », qui centralise l’attribution des ressources et les oriente vers l’« excellence » ; la seconde est une agence de pilotage des établissements et laboratoires auxquels elle distribue, selon des critères dont elle a seule la maîtrise, bons et mauvais points, décidant ainsi de leur futur.

L'université reprise en main par le marché ? Didier Fassin, Christine Musselin, Johan Faerber, Joël Laillier et Christian Topalov En attendant Nadeau

Le système n’aurait pas été « bouclé » sans un dispositif qui allait permettre aux universités « autonomes » de choisir leurs étudiants. La réforme du baccalauréat et la mise en place de la plateforme d’orientation Parcoursup vont, sous prétexte de mieux orienter les élèves (tandis que les services d’orientation dans les lycées deviennent l’ombre d’eux-mêmes), autoriser cette sélection des candidats. Laillier et Topalov en parlent comme du premier étage de la fusée « management » des universités, mais il faut lire le libelle de Johan Faerber, Parlez-vous le Parcoursup ?, pour en comprendre en détail toute la nocivité « sadique ». Ce dispositif place l’élève sous tension permanente, en fait l’« entrepreneur » motivé (la fameuse lettre de motivation que les jurys n’ont pas le temps de lire) de sa scolarité et de son futur, lui faisant porter toute la charge de la responsabilité, alors même que cet avenir dépend en grande partie d’un algorithme informatique, véritable boite noire du système, incertain et injuste.

Ainsi bat encore le cœur critique de l’Université. Gageons qu’à l’heure des replis nationalistes, de la régression totalitaire, de l’irresponsabilité écologique, l’« économique » va changer de sens et laisser s’ouvrir la cage de fer, libérant une nouvelle « architecture sociale du savoir » (Michel de Certeau).


1. Le livre de Didier Fassin, La recherche à l’épreuve du politique, permet de se faire une idée très claire des menaces qui pèsent sur la liberté de la recherche y compris dans les sociétés démocratiques. Le professeur au Collège de France y relate le contexte d’intimidation juridique de la part des pouvoirs publics dans le cadre d’une enquête sur la mort d’un homme de la communauté du voyage abattu par le GIGN, qui a donné lieu à son livre, Mort d’un voyageur (Seuil, 2020).

Tous les articles du numéro 167 d’En attendant Nadeau

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