Dans Courbure de la terre, le deuxième recueil poétique de Jonas Fortier après Chansons transparentes (2019), chaque poème rend compte d’un déplacement – géographique, existentiel – à partir duquel une vie s’infléchit, change de perspective. Depuis Berlin, le poète québécois offre à lire l’expérience poétique d’un écart, d’une distance avec le passé et les êtres aimés, avec des attaches existentielles tour à tour rompues et recréées.
Jonas Fortier, Courbure de la terre. L’oie de cravan, 96 p., 14 €
Le recueil de Jonas Fortier pourrait épouser la structure d’une correspondance d’outre-Atlantique ; il pourrait prendre la forme d’une succession de lettres adressées ou non retournées. Courbure de la terre s’ouvre sur la lettre de l’ami Hubert qui écrit au poète depuis Montréal, et se ferme sur un ultime poème que le poète adresse à une amie, « pour toino ». La présence des êtres familiers – amis, amours, parents – enserre le recueil et parcourt tout le livre. Pourtant, les poèmes de Courbure de la terre paraissent plutôt tenir lieu de chambre d’écho. De part en part, on y entend la voix du poète seul : « Là-haut tout a conservé un sens / Il y a davantage de pollen que de fleurs / Et il n’y a plus de miroirs je suis seul / Au bout de l’ennui / Qu’aurai-je su de moi-même ? »
Les nombreuses adresses qui parsèment le recueil paraissent ainsi se perdre, jusqu’à produire l’effet de présences évanescentes, souvent marquées par les indéfinis « quelqu’un », « une amie ». C’est possiblement là que réside le geste poétique principal de Jonas Fortier dans ce livre. Chaque poème, dans l’espace que lui réserve la distance, la séparation, consiste à faire acte de désir et de communion. Les êtres familiers absents trouvent ainsi par le poème à se rejoindre autrement : dans « pour toino », l’évocation de la musique fait directement écho à la pluie qui rappelle au poète les chansons lointaines de cette amie d’autrefois.
Le titre du recueil, inspiré d’un vers du poème « La ralentie » d’Henri Michaux, apparaît aussi en exergue du livre, sous la forme d’un calligramme. L’originalité de l’écriture poétique de Jonas Fortier est de construire sa poésie à l’aune de cette figure courbe et de s’employer à la décliner poétiquement. Chaque section, qui fait alterner courts poèmes et blocs de poèmes-fleuve, exprime à sa façon un lointain intérieur, la subjectivité intime d’un poète marqué par son irrémédiable écart d’avec le monde. La courbure de la terre désigne le monde qui prend de nouvelles dimensions, à travers lesquelles s’explorent de nouveaux rapports : la relation au temps, à l’espace, à l’autre.
La relation à soi-même et à son propre corps s’en trouve aussi affectée, certains poèmes enregistrent l’expérience répétée du vertige, la sensation physique d’une perte de repères qui produit l’effet d’une lévitation passagère, présentée par le poète sur un ton mi-grave, mi-humoristique, que l’on retrouve en maints endroits de ce recueil :
Quelque chose crie dans la ville
Quelque chose au niveau des arbres
En levant les yeux je découvre
Mon corps dans les hauteurs
Ascensions
Redescentes
Je suis hors de contrôle là-haut
Et paralysé de honte en bas
Ameutés par mes hurlements venus du ciel
Deux petits chiens répondent à l’appel
Pour jouer
Ils se perchent sur ma tête
Et comme au rodéo
Quelqu’un crie hourra
Les poèmes de Jonas Fortier s’emploient à décrire des désirs enthousiastes et des enlisements ponctuels. La singularité de sa poésie tient à ses disparités, travaillées et motivées par des images de privation, de chute ou d’ascension. On trouve aussi dans Courbure de la terre, parmi les nombreux énoncés affirmatifs qui le parcourent, de nombreuses interrogations inquiètes qui témoignent de la recherche d’une « vérité permanente », titre d’une des sections du recueil. Dans la section « Sommes-nous à la veille d’un jour de brouillard ? », le poète se trouve « comme un nouvel ancêtre / devant l’impossibilité de faire », tandis que la section « Vérités permanentes » affirme aussitôt son contraire : « Bientôt je cesserai de dire / je n’ai rien / J’aurai un commerce épistolaire / avec le vous de la nature ».
Jonas Fortier parvient avec délicatesse à faire tenir ensemble la vitalité et l’affaissement qui composent les deux versants d’une seule et même réalité poétique, portés par une langue particulièrement sensuelle, à la fois concrète et très imagée. Son écriture puise sa richesse dans les détails de la vie courante : le recueil décrit le quotidien des petites choses vues, entendues et senties, et les repères sensoriels renvoient toujours à plus loin, ils font tantôt renaître et tantôt disparaître la surface du passé de l’enfance, l’étrangeté à la fois banale et énigmatique du temps présent, d’où s’énonce parfois un tourment, une énigme, ou le souhait très enjoué d’une plénitude et d’une sérénité :
Au bout de la journée
Fleurissons et disparaissons
Enjambons une à une
Les clôtures de nos jardins
Et ne récoltons rien
Quel bonheur, quelle ressemblance
Le silence prend la forme du pavot jaune
L’opération poétique de Jonas Fortier est essentiellement affaire de silence et d’écoute, elle interroge la vie dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus opaque. Traversée par l’inquiétude, sa poésie a essentiellement trait au désir et à la vitalité éprouvée. Dans Chansons transparentes, son premier recueil édité chez L’oie de cravan, on pouvait lire une réflexion poétique sur le désir, que Courbure de la terre vient ainsi prolonger et poursuivre d’une façon aussi belle que réjouissante.