Il a joué les mufles, les goujats, les cyniques ; il a été l’époux d’Ingrid Bergman dans Voyage en Italie de Rossellini, un cynique et puissant critique de théâtre dans All about Eve, et il a tourné pour Fritz Lang, en particulier dans Les contrebandiers de Moonfleet. Le visage, la haute silhouette, l’allure élégante de George Sanders ont fait de lui un acteur inoubliable. On sait moins qu’il était passionné d’astronomie, avait le talent d’un chanteur d’opéra, et était écrivain. Qui en douterait lira Profession fripouille, ses Mémoires, qui bénéficient aujourd’hui d’une nouvelle traduction. Un pur bonheur.
George Sanders, Profession fripouille. Préface d’Éric Neuhoff. Traduction de l’anglais (États-Unis) et épilogue par Romain Slocombe. Séguier, 288 p., 20 €
Sanders éprouvait dans la vie un plaisir particulier : il aimait dormir. Il l’écrit à diverses reprises et le cinéma lui a permis de le faire en des lieux divers, Hollywood bien sûr, mais aussi l’Espagne où, pendant d’interminables mois, se tournaient des productions à grand spectacle. Mais aussi Londres, où il tourna avec Monroe et Mansfield sous la direction de Wilder, produit par Mayer. Précisons : Elizabeth Monroe, Violet Mansfield et N.B Mayer sont de vagues homonymes et Willie Wilder n’a pas tout à fait le talent de son frère Billy. Tous figurent avec une casse-pied du nom de Corinne Calvet, dans La dixième femme de Barbe-Bleue, remake incertain d’un film que Sanders attribue par erreur à Billy Wilder, avec Gary Cooper et Claudette Colbert, cette Huitième femme de Barbe-Bleue de Lubitsch, dont Billy n’est que le scénariste (ce qui n’est pas rien). Un navet que ce film inspiré par la vie de Landru, mais un chapitre final d’une rare drôlerie.
Sanders est un dilettante. Il n’aime pas le cinéma, pas davantage le théâtre et toute sa vie consiste à en faire « un art de vivre », selon une formule qu’il emprunte à Erich Fromm. Avec plus ou moins de réussite, notamment vers la fin. Il s’est lancé dans des affaires, a croisé de véritables escrocs, perdu beaucoup d’argent, en a fait perdre aussi. Il est plus à son aise dans l’immobilier, achetant et revendant des villas, déménageant au gré de ses coups de cœur, et parfois de nécessités fiscales : au bout de six mois en Angleterre, il part pour la Suisse pour s’abriter. On a vu mieux, on a vu bien pire depuis. Sanders se définit comme « professional cad », mot que l’on peut traduire par salaud, goujat, fripouille ou canaille. C’est à la fois exact et excessif tant on aime de tels personnages. Et puis, ironique, il nuance, après avoir parlé d’acteurs qu’il a appréciés : « J’ai cité tous ces exemples dans le simple but de vous faire comprendre plus aisément que si au cinéma je suis invariablement un fils de pute, dans la vie je suis un gentil, si gentil garçon ».
À le voir à l’écran, on imagine un Anglais des plus distingués. Le rôle d’Addison de Witt dans All about Eve en est la parfaite illustration. Sanders est né à Saint-Pétersbourg en 1906 et il est persuadé d’avoir des origines écossaises. Dans son épilogue, Romain Slocombe corrige cette erreur. Sanders appartient à l’aristocratie russe et sa famille a fui la révolution bolchevique. Sa sœur le révèlera après sa mort. Laquelle, bien que choisie, est tragique. La mort de Benita, la seule épouse avec laquelle il ait été heureux, l’a affecté. Les derniers films dans lesquels il joue sont des navets. Le tort lui en revient : il ne lit aucun scénario et n’apprend ses textes qu’à la veille de jouer. Une dose certaine de barbituriques et quelques verres d’alcool suffisent. Il meurt dans un grand hôtel de Castelldefels, en Catalogne.
Parmi les chapitres les plus étonnants et, on doit le dire, les plus drôles, il y a celui sur la rencontre et le tournage avec Rossellini. Sans entrer dans le détail, disons qu’il avait trouvé là le metteur en scène idéal. Le grand cinéaste italien n’avait aucun scénario, laissait les acteurs improviser le dialogue, et filmait quand les producteurs milanais lui donnaient les chèques. Ou bien entre deux plongées sous-marines. À Capri, où se déroule une partie du film, Rossellini est très occupé sous l’eau. Le tournage dure. Sanders perd patience. Qui a vu ce film magnifique ne s’en rend pas compte. Le mémorialiste est plutôt cruel, qui tient Stromboli, Europe 51 ou d’autres films postérieurs à Rome, ville ouverte pour des films médiocres. Il est vrai que le réalisateur avait de curieuses lubies. Par exemple, rouler en Ferrari, de nuit, à toute vitesse, pour dépasser le rapide Naples-Rome. Reste les films.
Sanders raconte d’autres tournages mais ses Mémoires ne portent pas que sur son « métier » d’acteur. Il peut parler de ses huit psychanalystes, de son mariage avec l’exubérante Zsa-Zsa Gabor, de ses aventures de jeunesse en Amérique du Sud, quand il avait pour animal domestique une autruche (dans un appartement de Buenos Aires). Il n’est dupe de rien, en bon cynique assumé (et en moraliste). Ainsi, sa vision de l’Amérique (il écrit en 1960) est prophétique. Il dénonce l’obsolescence, rejette ce que d’aucuns appellent le « progrès ». Lui-même n’a plus de télévision alors qu’elle symbolise cette modernité factice, comme on le voit dans Tout ce que le ciel permet, de Douglas Sirk.
Quand Sanders explique comment il a appris à dire non, on sent l’acuité, la finesse de celui qui a beaucoup observé, étudié, compris. De même quand il s’interroge sur l’expression « femme fatale » dont il relève les paradoxes. Ou encore quand il décrit sa jeune partenaire Marylin Monroe, dont il sent l’intelligence, la délicatesse et la fragilité avec plus d’intensité que bien des hommes d’Hollywood ou de Washington D. C. (Maison-Blanche comprise).
Le livre, sans être daté ou devenu illisible, bien au contraire, porte les stigmates d’une époque. Sanders voit juste pour Marylin, il est un époux attentionné, mais les lectrices d’aujourd’hui verront sans doute ce qui trouble ou choque. Ainsi quand il se moque de Zsa-Zsa et de son perpétuel sèche-cheveux, ou de tel propos de Somerset Maugham qu’il reprend. Y adhère-t-il ? Sans doute pas. Mais le rôle du goujat lui colle tellement à la peau qu’il joue avec.
Cela dit, si le lire est si réjouissant, c’est que Sanders a tout le temps l’art de la formule. On pourrait faire une anthologie de ses bons mots. Ainsi quand il se décrit, avant de dire son goût pour l’oisiveté : « Je suis un type qui dérive, je me laissai donc dériver jusqu’à la célébrité ». Jusqu’aux Oscars, ajoutera-t-on, qu’il remporte face au Erich von Stroheim de Sunset Boulevard, excusez du peu. Ou bien quand il raconte All about Eve : « Je jouais un critique cynique, et la seule personne qui aime un critique est sa propre mère, ou bien un acteur qui a eu un bon papier de sa part. Le nombre de mères de critiques ou d’acteurs favorablement cités ne suffit pas à remplir les salles ». Laissons le rideau tomber, sous nos applaudissements.