La sandale d’Honoré d’Urfé

Situer et commencer par connaître le pays d’Urfé aide à mieux entrer dans L’Astrée. Nous sommes dans le Forez, aux marches Est du Massif central. Et les noms apportent le temps, et ensemble ils tintent et guident. L’œuvre d’Honoré d’Urfé (1568-1625) commence par une géographie d’où ne cesse de ruisseler, à travers légende et Histoire, la langue française moderne encore incertaine dans ses formes : ce seul charme vaut déjà la lecture en tant que promenade linguistique. Mais le plaisir et l’intérêt vont bien au-delà.


Honoré d’Urfé, L’Astrée. Troisième partie. Édition critique établie, sous la direction de Delphine Denis, par Jean-Marc Chatelain, Delphine Denis, Camille Esmein-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé. Honoré Champion, 886 p., 60 €


Asseoir tout d’abord le château fort d’Urfé dont les ruines (les Cornes d’Urfé), lentement restaurées par des bénévoles, dominent la plaine du Forez. Du haut des Cornes, on peut, par certaine luminosité, discerner le trait du lointain mont Blanc, tantôt presque effacé tantôt prononcé.

Vient ensuite la Bastie d’Urfé dans la plaine même (ancien lac jurassique) : ici Renaissance, influences, élégances et raffinements venus d’Italie. Honoré d’Urfé y écrivit son œuvre, auprès d’une belle-sœur non veuve, devenue légalement sa femme, le frère d’Honoré ayant rejoint les ordres après l’annulation par Rome de son mariage : nous voici déjà engagés dans les dédales, étrangetés et vertiges du roman. La vie de l’écrivain est le socle de l’œuvre.

Édition critique intégrale de L’Astrée : la sandale d'Honoré d'Urfé

Vue de la plaine et des monts du Forez depuis Rozier-en-Donzy (2008) © CC3.0/JeanXavier/WikiCommons

Et ce n’est pas tout. Il faut entendre tinter les noms : le Lignon, bien sûr, auquel Éric Rohmer préféra pour son film les flots de l’Allier plus large et violent, le Lignon ayant sans doute, au cours des siècles, perdu de sa force. D’autres noms l’accompagnent toujours : l’Isable et l’Aix par exemple. Et les villages : Dancé, Saint-Polgues, Souternon, Saint-Marcel d’Urfé, Juré, Saint-Romain d’Urfé, ou bien Grézolles dont la mairie possède un exemplaire de l’édition originale de L’Astrée que l’on peut à loisir consulter, après une demande habilement conduite. Tout le Forez, plaine et monts, est comme terre seigneuriale littéraire.

Il y a une saveur particulière à lire L’Astrée sur l’un de ces grands balcons de bois qui ceinturent les vieux bâtiments de fermes du Forez. Et à goûter cette langue comme écoulée du roseau d’un scribe magicien, avec la grâce que portent d’un mot l’autre les lèvres des lignes et du temps. Il faut savoir se perdre dans ces histoires multiples tressées autour de l’intrigue principale et oublier l’accablement des nouvelles chaînes morales de notre siècle, pour retrouver et savourer une respiration d’écriture et de vie idéalisée, en grande partie perdue.

On a envie de prévenir : lecteur, lis plus avant que ton siècle, oublie les lois de ta maison. Ainsi, d’âge en âge on peut savourer L’Astrée et sa latitude de sentiments sinon de conscience, dans une écriture non corsetée de réclamations et de droits de toutes sortes qui finiraient par dissoudre la Terre. Étrangement, alors que l’ouvrage a été composé sous une monarchie absolue montante, L’Astrée se révèle aujourd’hui une citadelle de liberté. Pourquoi ?

Un regard sur le texte nous apprend ce que nous avons gagné et cherchons peut-être à oublier, sinon à perdre. L’Astrée se conjugue de hardiesse, de finesse et de prudence. Mais cela va bien aboutir aux « Droits de l’Homme » de 1789, l’œuvre d’Urfé étant déjà toute liberté individuelle et liberté d’expression à travers celle des sentiments. L’amour est plus fort que les normes dans lesquelles on voudrait le corseter ou bien même par lesquelles on tenterait de l’élargir. Il échappe à toute loi puisqu’il s’affirme par lui-même et pour lui-même seule loi. Et jamais d’autre miroir que lui-même ne le représente à l’être aimé. Les heures, les années sont longues, riches et fâcheuses qui construisent le sentiment d’aimer. Mais la langue du roman s’enrichit d’autant plus ici que les genres se mêlent : en la personne androgyne d’Alexis (prénom qu’il faut entendre au féminin)­ Céladon, nous suivons, vers des chambres et rencontres par avance brûlantes, une « déguisée druide ». L’Astrée est une recherche de l’autre sans cesse perdu et retrouvé. De là à soupçonner un écoulement séminal du Lignon dans la terre matrice du Forez (et matrice de notre littérature moderne), il n’y a pas loin.

Les jeux érotiques sont faits et si bien faits chez Honoré d’Urfé qui conduit son héros Céladon, « la feinte Alexis », jusqu’à la chambre déjà bien encombrée d’Astrée où l’on ne cesse d’habiller et de déshabiller la vérité brûlante en même temps que le doux, affectueux et patelin mensonge, où la passion peine à se dissimuler et monte sans forligner aux yeux mêmes qui l’ignorent ou feignent de l’ignorer, mais pour sûr l’attendent et la scrutent. La frontière est si mouvante entre ne pas connaître et connaître, ne pas réaliser et réaliser, osciller et affermir, que dans les eaux et forêts du désir, du fragile bougement à la certitude, on ne sait quelle architecture des sens se dessine.

Édition critique intégrale de L’Astrée : la sandale d'Honoré d'Urfé

« Le désespoir de Céladon », tapisserie au Château de la Bastie d’Urfé (2009) ©CC3.0/Daniel Villafruela/WikiCommons

Le monument qu’est L’Astrée forme déjà les propylées de Proust et de Nathalie Sarraute où l’on retrouve les mêmes fines profondeurs. Mais aussi il n’est pas sans écho chez des écrivains jugés de moindre importance, entre autres à cause de la brièveté de leur vie et d’une vie créatrice laissée en devenir : on peut songer à Jean-René Huguenin et à son unique roman (La côte sauvage). Alain-Fournier non plus ne saurait être absent, ni peut-être Paul Drouot (Eurydice deux fois perdue), tous deux tués au début de la Grande Guerre.

Ce n’est pas que ces écrivains rappellent de façon automatique, mécanique, L’Astrée. C’est que, sans celui d’Honoré d’Urfé, leurs noms n’eussent pu apparaître : la vie littéraire aurait pris un autre cours.

Quant aux sources d’Honoré d’Urfé, pourquoi ne pas faire d’abord un tour du côté de François Villon ? Honoré d’Urfé a pu lire : « En cette foi je veuil vivre et mourir. » « Cette foi » même chrétienne qui ne saurait être entendue chez Villon qu’à partir du « bordeau » et de la chair. Et celle-ci dans L’Astrée ne fait « allantir » le corps, le cœur ni l’esprit. Il y a quelque chose du « bordeau » bien compris où les rapports et les échanges ne se veulent surtout pas bâclés : un sens à l’amour y est fiévreusement recherché. Plus sûrement, L’Astrée vient des romans de chevalerie mais, de façon non moins certaine, l’ouvrage signe leur abandon et annonce Artamène ou le Grand Cyrus et La princesse de Clèves.

Chez Honoré d’Urfé, la société des bergers est une aristocratie féodale défaite, socialement émasculée, désormais placée sur la table de dissection de la psychologie. L’Astrée révèle une autre écriture dont les siècles qui suivent vont porter l’écho.

Le thème et le mouvement de l’approche et de l’abord, tant physique que psychologique, le lieu de la chambre où l’on se bouscule, concourant ensemble au dessein de l’amour libéré, et, par-delà, jusqu’à une réflexion sur la vie, ne sont pas sans rappeler de nos jours (pour ne donner qu’un exemple d’une autre culture) la démarche de Yasunari Kawabata avec Les belles endormies (trad. Albin Michel, 1970). Comme L’Astrée, c’est une œuvre d’éloignement du mauvais goût et d’approche de la vie par la voie royale, riche et déserte à certains égards, des sens : un vieil homme, dont l’existence s’achève, contemple comme autant de sources des jeunes femmes nues endormies. L’amour et la mort prochaine deviennent, selon le mot de Ronsard, « même chose ».

Édition critique intégrale de L’Astrée : la sandale d'Honoré d'Urfé

Frontispice du recueil d’estampes « Les figures de l’Astrée de M. D’Urfé » (vers 1640) © Gallica/BnF

La « feinte druyde » s’approche d’Astrée. Les jeux de l’amour ne sont jamais un hasard. Mais le hasard réclame sa goulée, juste part bien préparée. Il ne faut insulter personne ni ne laisser d’autre chance que d’aimer. La mort d’amour demande son rendez-vous. Honoré d’Urfé va chercher la vérité d’amour au fond de l’être et nous instruit de perspectives tant avouées qu’inavouées. Il rend le son de la joie et de la fête des sens et des corps. Attitudes et paroles accumulent à souhait leur « amas d’amour ».

Les scènes d’habillage et de déshabillage entrent dans un jeu subtil de désirs croisés qui s’affichent et en même temps se cachent (livre XI). Tout est feinte et rien pourtant n’est artifice. Seulement, la vérité de l’amour se révèle être un lumineux dédale, humide de désir. Tout se dilate et se contracte sous un même habit où l’amant et l’être aimé se rendent identiques l’un à l’autre. C’est une fusion et une respiration commune d’amour de soi et de l’autre. Le vêtement dans L’Astrée n’est plus une séparation mais un élément de combustion, un combustible d’amour. S’habiller et se déshabiller ont un but commun : aimer.

Lors, l’habit, en l’occurrence la chemise, tel le lit, est un lieu d’union et comme un écrin à demi ouvert : « La premiere chose qu’elle en vit, ce fut le pied et la jambe, et jusques à la moitié de la cuisse, et puis le sein presque tout nud, la blancheur et la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur et l’embonpoinct de la cuisse, et la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu’à eux-mesmes. Et Alexis presque hors d’elle la voyant en cét estat, en fut si surprise qu’elle demeuroit immobile à la considerer, lors que la bergere luy donnant le bon-jour, la convia de la recevoir en ses bras pour la baiser et se la pressant contre le sein, et la sentant presque toute nuë, ce fut bien alors que pour le peu de soupçon que la bergere eust eu d’elle, elle se fust pris garde que ces caresses estoient un peu plus serrées que celles que les filles ont accoustumé de se faire : mais elle qui n’y pensoit en façon quelconque, lui rendoit ses baisers, tout ainsi qu’elle les recevoit, non pas peut-estre comme à une Alexis, mais comme au portrait vivant de Celadon. » Dans cette Arcadie forezienne, nul ne peut haïr qu’il n’ait d’abord prouvé qu’il aime, seulement l’amour y est sans fin, car sans fin il demande à être prouvé.

Aussi, dans cette nouvelle société que met en place Honoré d’Urfé, jamais l’amour ne viendra plus « par les contraintes, ny par l’opinion d’autruy, mais par la seule volonté de celuy qui doit aymer ». Avec Honoré d’Urfé, le regard du romancier se tourne vers l’intérieur de l’être.

Le dernier mot du livre XII est « prevaloir ». Un verbe de conquête. Et L’Astrée prévaut sur toute notre littérature qui va suivre, comme la montagne même prévaut sur les chemins et les sources qu’elle porte. La raison en est simple : sur toute notre littérature, Honoré d’Urfé a jeté sa sandale.


EaN a rendu compte de la deuxième partie de L’Astrée chez le même éditeur.

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