Comme chacun le sait, le terme « bibliuguiansie » désigne l’art de restaurer les livres. Le traducteur Nicolas Auzanneau possède un dictionnaire franco-letton en piteux état qu’il souhaite restaurer. Mais, en remarquant sa date de publication, il est stupéfait : Riga 1941. Qui faut-il donc être pour s’acharner à publier un tel ouvrage en ces temps cruels ? Car la Lettonie est occupée par l’Union soviétique depuis juin 1940 et la menace hitlérienne pèse… Tiré à 3 100 exemplaires, riche de 45 000 mots, l’ouvrage reste, à ce jour, le meilleur dictionnaire bilingue. Auzanneau va mener une enquête obstinée pour en savoir plus sur les trois personnes qui ont composé ce dictionnaire, acte « à la fois absurde, splendide, gratuit et probablement désespéré ».
Nicolas Auzanneau, Bibliuguiansie, ou l’effacement de la lexicographe (Riga 1941). PhB éditions, 100 p., 10 €
En vertu du pacte Molotov-Ribbentrop de non-agression entre l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, la Lettonie devient la quinzième république de l’URSS. Le commissaire du peuple Andreï Vychinski, l’ignoble procureur des procès de Moscou (1936-1938), fait régner la terreur : plus de 15 000 Lettons sont déportés, 3 000 meurent avant leur départ. Le petit parti communiste local est également sévèrement purgé. C’est le « Baigais gads » (l’Année terrible). D’autant qu’en juin 1941 l’Allemagne nazie s’empare du pays. Les fugitifs juifs qui tentent de gagner l’URSS sont refoulés à la frontière. Des quelque 90 000 juifs de Lettonie, à peine quelques dizaines survivront.
Dans un style précieux mais précis, incisif et facétieux, Nicolas Auzanneau, qui ne cache pas ses antipathies, cherche à retrouver la trace de ces trois auteurs. Le premier, Ernests Blese, est une figure éminente de l’Université lettone qui intégra le département de philologie allemande de l’université de Saint-Pétersbourg en 1910. Il est décrit comme un homme « qui ne choisit ni le camp des rouges, ni celui des blancs, ni celui des démocrates après février 1917 ». Professeur à la faculté de philologie et de philosophie de l’université de Lettonie, il cumule de nombreuses fonctions. Il est même chevalier de la Légion d’honneur française. Une énigme toutefois : on ignore où et quand il apprit notre langue… Auzanneau songe que le professeur se désengagea du triste contexte, entre 1937 et 1940, pour « se lover dans la moiteur des langues – l’une, la livonienne, maternelle et constitutive, l’autre, l’angevine, exotique et suave ».
Cependant, un retour à la réalité oblige Blese, dans sa préface, à envoyer quelques signaux d’allégeance aux dangereux censeurs communistes et à affirmer l’excellence de la science russe. Comme le dit simplement Auzanneau, le professeur joue « du chleuasme » (figure de rhétorique consistant à se déprécier par fausse modestie afin de recevoir des éloges) pour ne pas se mettre trop en avant tout de même. Un supplément au dictionnaire est ajouté, contenant des mots de « la novlangue sociétale communiste » : « vigilance bolchevique », « commissariat », « soviet », ainsi que des termes issus du marxisme et de la guerre. Ces feuillets sont détachables, chose utile en cas de revirement du pouvoir ! Panique, cependant, au moment de livrer le dictionnaire : on s’aperçoit que le mot « révolution » manque ! Une bandelette de papier sur laquelle figuraient le mot et ses dérivés sera collée à la main sur chacun des 3 100 exemplaires
Pour les deux autres autrices, les choses sont beaucoup plus compliquées. La maîtresse en philologie romane Baltgave « réunit, rangea, arrangea les matériaux ». Une troisième personne, Gollanska, participa aussi, plus modestement, à cette entreprise. En tout cas, aucune des deux ne figure dans la liste des victimes de l’intelligentsia, assassinées ou déportées par le NKVD. Le premier nom, Baltgave, est très répandu ; le second, Gollanska, d’origine juive, laisse pressentir le pire… Auzanneau ne se décourage pas, et, dans la seconde partie de l’ouvrage, opportunément intitulée « Enoptromancie » (divination par un miroir magique), il poursuit ses investigations qui, dignes de Jorge Luis Borges, ne décevront pas le lecteur.
Rappelons que la langue lettonne appartient au groupe balte oriental de la famille indo-européenne. Elle partage des caractéristiques avec le lituanien, le russe, mais aussi avec les langues finno-ougriennes comme l’estonien et le finnois, et avec des langues germaniques, comme le suédois ou l’allemand. Lorsque Nicolas Auzanneau apporte à l’artisan parisien, pressenti pour le restaurer, le petit dictionnaire « en forme de missel » et devenu introuvable, l’artisan lui conseille simplement d’acheter un pot de colle, et affirme : « Des choses comme ça, vous savez, il vaut mieux les faire soi-même. »
L’ouvrage d’Auzanneau contient des photographies, en particulier des visages, qui contribuent à faire entrer le lecteur dans cette période historique funèbre. Il a le mérite de mettre en avant des personnes entraînées dans le maelström ou englouties dans la tourmente qui ont effectué un acte incongru donc héroïque. Elles sont parvenues à faire abstraction d’une histoire monstrueuse, en trouvant la force de croire en l’avenir et de creuser un sillon qui est celui de l’esprit et de la culture du partage. Va-t-on pouvoir, après cette lecture, regarder un dictionnaire comme avant ?