À la vie, à la mort, un récitatif

Il faudrait toujours prêter attention aux écrivains « français » dont le français n’est pas la langue maternelle. Oliver Rohe, par exemple, est présenté par ses éditeurs soit comme un romancier, soit comme un écrivain, et de nationalité ou d’expression française, ou sans nationalité. Romancier, il l’est quand il le veut ; écrivain, il l’est absolument. Français ? Il est né en 1972 à Beyrouth d’un père allemand et d’une mère libanaise arménienne, quelques années avant le début d’une longue guerre d’appartenances et de religions. On l’appelle la guerre du Liban, il était adolescent et s’en souvient dans ce Chant balnéaire au son rare et à la cadence heurtée.


Oliver Rohe, Chant balnéaire. Allia, 160 p., 12 €


Le livre est un récitatif, un récit qui a des allures de poème, mais qui n’est ni une épopée ni une complainte. Il est composé de séquences de prose et de séquences de… vers libres ? lignes creuses ? lignes retournées ? brisures de texte ? éclats d’obus ? Il est difficile de répondre. En tout cas, s’il est certain que la forme choisie par Oliver Rohe est libre et s’affranchit des règles, elle n’est pas gratuite et obéit à une nécessité interne.

Chant balnéaire, d'Oliver Rohe : à la vie, à la mort, un récitatif

À Beyrouth (2008) © CC4.0/Vyacheslav Argenberg (www.vascoplanet.com)/WikiCommons

Au début, on se glisse dans cette housse de mots déchirée sur la pointe des pieds, aux aguets, et peu à peu une musique se fait entendre, des motifs se dégagent, des refrains reviennent, l’œil s’accoutume aux sauts et aux blancs, l’oreille goûte les demi-tons, l’irrégularité, les crissements. Le vent se lève au fil de cent cinquante pages, et son souffle imprévisible se poursuit sans faiblir et sans céder à nulle facilité. À défaut d’une métrique au sens strict, une maîtrise surprenante s’impose, fondée sur la démaîtrise (nous y reviendrons).

Chant balnéaire commence à la première personne, en automne, dans une station balnéaire, non loin de Beyrouth Ouest. Il commence donc à contre-temps ou à contre-cliché puisqu’il n’y a rien de plus désolé et de plus vain qu’une station balnéaire hors d’usage et désertée. Le narrateur a treize ans ; sa mère, sa sœur et lui sont contraints d’emménager dans un bungalow, remplaçant d’anciens occupants partis retrouver « leur béton d’origine ». Le bungalow est exigu, des combats ont lieu pas très loin, chaque famille est logée dans un bloc numéroté, mais la vie reprend.

Quand on est adolescent, cela veut dire que le collège reprend. Une année scolaire a été perdue, tel est le lot des enfants des pays en guerre. Le père semble avoir disparu. Les repères temporels aussi. « Je n’ai pas l’intelligence du temps. / La guerre m’a libéré des horloges », écrit Oliver Rohe. Lequel introduit alors un objet ingrat et banal, une bonde, qu’il observe et à laquelle il parle, et qui reviendra régulièrement dans ce chant, comme le point de fixation d’un garçon sujet à des accès d’ennui de plomb, confiné à un espace trop étroit, le regard à hauteur du sol et des cafards.

Le garçon cafarde, en effet, mais le garçon renaît à la vie et aux copains à peine entré dans le car de ramassage scolaire, et il retrouve une vie collective. Chant balnéaire se métamorphose alors en une chronique vive et échevelée qui met en scène les quatre cents coups de camarades à l’âge où les filles intriguent et fascinent. Concours de crachats, parties de foot improvisées, premières boums et premiers baisers, éveil du désir et guerre des boutons se succèdent au premier plan, tandis que la guerre gronde au loin et arrache un membre ou un père.

Chant balnéaire, d'Oliver Rohe : à la vie, à la mort, un récitatif

Vue de Beyrouth dans les années 1970 © CC0/WikiCommons

Les phrases jaillissent comme une nuée de gamins se précipitant dans la cour à la récré. Marwan, Salim, Élie, Maradona-le-Jeune, Souha, Wassim et sa grande sœur… ils tournoient, jouent, se disputent au fil des séquences. Un élan vital puissant parcourt les pages, plus fort que les morts et la guerre, les otages et les explosions. C’est le chaos, les choses se précipitent, puis soudain ralentissent, puis détalent à nouveau. « Je presse le pas, / je trace, / les miroirs devant l’ascenseur n’ont pas le temps de me refléter », écrit notre arrangeur.

L’écriture de Rohe grésille et innove, jonglant allègrement avec les pronoms, le singulier et le pluriel, brisant la perspective, télescopant les points de vue. Jamais une phrase n’en suit une autre selon un enchaînement attendu, peu importe que l’on aille à la ligne ou que l’on soit à l’intérieur d’un bloc de prose. L’écrivain est sensible à des détails infiniment petits, sa vision est à la fois floue et grainée. Brusquement renversé au cours d’une partie de foot, il se relève et note : « J’ouvre les yeux. La vision est pleine de myopie et de sable humide ». Quelque chose cloche : on attendait « ma » vision ; on a du mal à se figurer une vision « pleine de myopie » mais on voit, justement.

Les constructions inusitées se succèdent ; souvent l’écrivain se passe de la négation ; il lâche des mots d’argot râpeux, savoureux, des expressions des années 1970 et 1980, des néologismes que l’on imagine propres au français libanais, des mots de garçons à l’âge où la sexualité bourgeonne. Sous sa plume, « la chaleur est noire de monde » et les filles sont « déviergées » ou ne le sont pas…

On reconnaît aussi le talent du mauvais élève meilleur que les bons, du gamin élevé dans un arabe sur lequel sont venus se greffer le français et un peu d’anglais et d’arménien, qui peine à accorder les graphies et les vocabulaires de tant de langues. On l’imagine griffonnant d’une plume perplexe les lettres de plusieurs alphabets, dans un sens et dans l’autre. Son Chant balnéaire conserve quelques belles empreintes de calligraphie arabe qui font sourire quand elles sont mêlées à l’histoire de France telle qu’on l’enseignait dans les écoles françaises à l’étranger.

Chant balnéaire, d'Oliver Rohe : à la vie, à la mort, un récitatif

Un court de basket-ball à Beyrouth (1982) © CC2.0/James Case/Flickr

Car souvent la bourgeoisie libanaise – « Nous sommes un peuple de commerçants », répète l’auteur – envoyait ses enfants dans ces écoles. Le jeune Oliver fut donc scolarisé successivement au collège protestant français à Beyrouth-Ouest, puis dans une école catholique nichée au milieu des conifères, chez les Frères, puis au Lycée franco-libanais ou dans ce qu’il en restait. Jusqu’en 1990, date de l’exil en France de la famille.

Entretemps, le livre a basculé et l’écrivain se montre subtil dramaturge, introduisant le temps et les années qui passent. L’adolescent n’a plus treize ans. Il apprend à faire et à jongler avec la guerre, à vivre la mort. L’insouciance qu’il avait encore a cédé le pas à la frousse tandis que les communautés continuent de se tuer et de s’entretuer. Les bombardements ne sont plus à l’arrière-plan mais au premier plan. L’argent manque de plus en plus, la mère du jeune adulte a déjà vendu le tapis persan hérité du grand-père tailleur ; reste le piano. Les familles vivent dans les sous-sols et les habitacles de voiture. Les produits essentiels sont stockés dans les boîtes à gant quand celles-ci n’abritent pas un flingue.

Pendant ce temps, les hommes se réunissent et signent des accords qui ne tiennent pas : Michel Aoun, Hafez el-Assad, Bernard Kouchner apparaissent dans ce chant qui finit par pencher vers une forme épique intime inédite. Un mot, une notion apparaît aussi dans les dernières pages : l’État. C’est un des rares termes conceptuels de ce chant. « Il n’y a pas d’État », lit-on page 102. Et enfin : « Je monte sur le bateau et après je découvre l’État. » Ce sont les dernières paroles de ce chant. L’écrivain et sa famille quittent le Liban pour la France.

Chant balnéaire, d'Oliver Rohe : à la vie, à la mort, un récitatif

Olivier Rohe (2003) © Jean-Luc Bertini

Si le livre d’Oliver Rohe est aussi frappant, c’est que, d’un côté, il se refuse au sensationnel et au spectaculaire : à quoi bon, quand la guerre, comble de sensationnel vu d’un pays en paix, s’immisce jusque dans la baignoire où les genoux de votre sœur tremblent ? De l’autre, il évite le vocabulaire abstrait et la réflexion de l’adulte mûr. Chant balnéaire reste à hauteur d’adolescence et tient, par l’accumulation des éléments que la mémoire a enregistrés, les mille et une aiguilles du souvenir : les sensations, les impressions, les chocs, mais aussi les objets de première nécessité, les Winston et les Camel, les tubes pop et la musique rock…

Le récit trahit une belle indifférence, du moins un très profond scepticisme, à l’égard de la chose politique. Aux grandes idées, l’écrivain Rohe préfère les images et les pensées d’autant plus percutantes qu’elles sont fugaces : « la vie repousse après chaque bataille, / dans chaque bataille, / chaque bombardement, / elle n’arrête pas de repousser, / n’étant elle-même qu’une branche régionale de la guerre ». On achoppe, on relit, on songe et on imagine une arborescence qui croît jusqu’à nous dans le temps et l’espace.

Il serait tentant de conclure en soulignant la virtuosité de Chant balnéaire. Mais le mot implique trop de gratuité ; il ne rend pas justice à l’intelligence sensorielle de cet écrivain-musicien ni à sa compréhension de la vie, de sa fragilité et de son prix, de son cousinage avec la mort. Un homme écrit autrement quand il a grandi sous les bombes, surtout s’il a du talent, de l’audace et de l’oreille.

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