Les violences judiciaires sont le prolongement des violences policières. Parfois, elles ne font que couvrir ces dernières, parfois elles viennent seules. Plus sophistiquées et discrètes, elles sont d’abord visibles dans le traitement des infractions terroristes, puis s’étendent aux manifestants et à tous ceux qui contestent le pouvoir. Fondant sa réflexion sur sa pratique d’avocat, Raphaël Kempf expose de manière claire et didactique la mécanique de la répression au service du politique, et au détriment des droits et libertés des citoyens.
Raphaël Kempf, Violences judiciaires. La justice et la répression de l’action politique. La Découverte, 224 p., 15 €
La « violence policière » se définit comme un emploi illégitime de la force, que cette force soit disproportionnée ou qu’elle s’exerce dans un contexte inapproprié. La violence n’est jamais légitime, et toujours illégale. Comme toutes les infractions, la violence des policiers est poursuivie ou ne l’est pas ; poursuivie, elle est sanctionnée ou non. La procédure judiciaire est au service de la recherche de la vérité et sanctionne les crimes et les délits. Parfois, cela ne se déroule pas ainsi. La thèse de l’avocat Raphaël Kempf est que la nature politique de certaines infractions appelle une répression d’exception, qui violerait les droits et libertés fondamentales des justiciables sans admettre la nature politique de la répression. En d’autres termes, des membres de l’autorité judiciaire utiliseraient le droit et la procédure pénale pour contrôler des opposants politiques, au nom du motif fallacieux « d’ordre public ».
L’auteur, avocat pénaliste très habitué à défendre des personnes interpellées lors de manifestations, fonde sa réflexion sur une pratique et de nombreux exemples. La première partie de son essai montre comment la justice fut utilisée pour neutraliser des manifestants, militants de gauche venus protester contre la « loi Travail » de 2016, ou des Gilets jaunes, ensemble hétéroclite de citoyens hostiles au gouvernement dont les manifestations et les réunions sur les ronds-points ont rythmé l’hiver 2018-2019. « Tout se passe ainsi comme s’il était admis et parfaitement naturel que l’institution judiciaire serve de relais dans la chaîne répressive des mouvement politiques et sociaux. Plus précisément, le parquet et la justice apparaissent alors comme des outils au service du maintien de l’ordre », écrit l’auteur.
Par exemple, des Gilets jaunes sont contrôlés en amont d’une manifestation, on découvre sur eux ce que l’on pense être du matériel pour en découdre (parfois simplement des lunettes de piscine pour le gaz et des éléments de protection), ils sont interpellés pour participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations, comme Hector, motard, porteur de gants de moto et de lunettes de piscine, placé en garde à vue avant une manifestation contre le pass sanitaire, en 2021. Ce n’est que le surlendemain qu’il se voit notifier un rappel à la loi. Or, explique Raphaël Kempf, cette sanction peut, depuis la loi Belloubet du 23 mars 2019, être assortie d’une interdiction de se trouver sur un territoire donné pendant une durée maximale de six mois. Non seulement Hector a manqué une manifestation, mais il lui est interdit de venir à Paris pour les suivantes. Au vu de la faiblesse des charges, un tribunal correctionnel l’aurait probablement relaxé, selon Me Kempf qui voit dans cette manœuvre une manière pour le gouvernement de contrôler l’opposition, avec le parquet pour allié.
Bien entendu, le politique n’admettra jamais qu’il agit à d’autres fins que la préservation de la sécurité des biens et des personnes. Là où le gouvernement ne voit que des opérations de maintien de l’ordre à l’encontre d’individus perturbateurs voire violents, l’auteur note un dévoiement du cadre légal à des fins politiques, une forme de musèlement de la contestation. Il cite de nombreux exemples, comme celui de Christelle, une Drômoise de quarante-six ans, qui, le 7 décembre 2019, marchait avec une trentaine d’autres Gilets jaunes entre le centre-ville de Valence et la zone commerciale voisine. Christelle raconte qu’elle a entendu des motards de la police arriver à vive allure dans son dos, qu’elle a pris peur et qu’elle a tenté de se réfugier dans un magasin. Mais un policier la saisit au bras, un autre lui met une balayette et un dernier lui cogne la tête au sol. Les policiers disent qu’elle a résisté à un contrôle et qu’elle a mis un coup de pied dans une sacoche de moto, puis, devenant « hystérique », qu’elle s’est blessée elle-même en résistant à son menottage. Christelle porte plainte le 13 décembre, l’un des trois policiers porte plainte contre Christelle le 16 décembre. Elle est convoquée le 3 janvier puis placée en garde à vue, puis renvoyée devant un tribunal qui la condamne à un mois d’emprisonnement avec sursis. Lors de l’audience, le procureur lui assure que sa plainte à elle est en cours de traitement, mais Christelle n’en entendra plus jamais parler. Elle sera finalement relaxée en octobre 2021 par la cour d’appel. Ainsi, explique Guillaume Kempf, la victime devient-elle suspecte ; et tandis que la justice la condamne sans retard, sa plainte à elle est négligée.
La police étant un rouage essentiel de la répression, il arrive que ses agissements soient couverts par la justice. C’est ainsi que les policiers sont systématiquement crus sur parole, même quand leurs procès-verbaux sont des copier-coller – ce qui jette un doute sur l’authenticité de leur déclaration. Les faux en écriture publique, pourtant passibles de quinze ans de réclusion criminelle, ne sont jamais poursuivis aux assises et, bien souvent, jamais poursuivis du tout. Tout se passe comme si, dans une connivence assumée, la justice protégeait la police.
« Lorsqu’une personne est victime de violences de la part de la police, il est extrêmement fréquent que ce soit la victime qui se retrouve mise en cause, et ce de diverses manières », écrit Guillaume Kempf. C’est la police qui laisse fuiter dans les médias des éléments du casier judiciaire de la victime, ou le procureur qui décide de la placer en garde à vue. Ou des policiers qui portent plainte pour outrage et rébellion afin de discréditer un homme interpellé les accusant de violences. Ou le parquet de Pontoise qui décide d’ouvrir une enquête contre Adama Traoré, au lendemain de son décès à la suite d’une interpellation par des gendarmes (alors que la mort éteint toute action publique). C’est une instrumentalisation des lois et des procédures en vue de protéger le bras armé de la répression (la police), une couverture judiciaire des violences policières.
Bien souvent, ces lois et pratiques sont testées dans le laboratoire de la législation antiterroriste, sur laquelle l’auteur s’attarde longuement. « Par gros temps, l’institution judiciaire se fait plus souvent le relais des craintes sécuritaires de la société qu’elle n’est force d’opposition face à l’arbitraire », écrit-il, et cela fait écho à l’état d’urgence instauré après les attentats du 13 novembre 2015. Au prétexte (légitime) de lutter contre le terrorisme, le judiciaire applique un programme politique liberticide, ajoutant à la violence politique les « violences judiciaires ».