Les trous noirs de la littérature

Avec L’art du silence, Christian Salmon dit revenir à ses premières amours, la ou les littératures, du temps où il était l’assistant de Milan Kundera, dirigeait le Carrefour des littératures européennes à Strasbourg et lançait, en 1993, le Parlement international des écrivains, où serait prononcé notamment ce texte essentiel de Jacques Derrida, plus utopique encore aujourd’hui qu’alors, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort (Galilée, 1997). En réalité, Christian Salmon n’a jamais vraiment délaissé la littérature, avec plusieurs essais littéraires qui ponctuent son parcours, avec un roman paru en 2017, Le projet Blumkine, et même lorsque, dans son ouvrage le plus connu, paru en 2007, il décrivait le phénomène à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines, celui du Storytelling.


Christian Salmon, L’art du silence. Les Liens qui libèrent, 272 p., 21 €


Car ce qu’il dénonçait en 2007 dans cette fabrication du récit qui dérègle notre vision de la réalité et mène aux récentes fake news, c’est exactement l’inverse de ce qu’est la littérature. Une littérature telle qu’il la défend dans L’art du silence : celle portée par les « acousticiens » contre celle des « ambianceurs ». Ces derniers « vendent à la sauvette des histoires-miroirs dans lesquelles les gens peuvent se reconnaître », ils « surfent sur les mythes » superficiels, les « épimythes », pourrait-on dire en détournant le concept d’« épidémythes » avancé par Jean-Loup Amselle pendant l’épidémie de la covid. Les premiers, eux, « ne racontent pas d’histoires », « ils sont absorbés par les vibrations inconnues [du monde], les musiques invisibles, les paroles gelées (Rabelais), le couinement animal (Kafka), le bégaiement (Beckett) ». Et tandis que les « ambianceurs » « meuble[nt] le vide », les « acousticiens », confrontés à leurs propres limites et en négociation permanente avec l’échec consubstantiel à la création littéraire, tentent de creuser le silence.

L’art du silence de Christian Salmon : les trous noirs de la littérature

« Winter Silence »de John Henry Twachtman (1900) © CC0/Flickr

Partant de la sidération expérimentée pendant les confinements de 2020, qu’il rapproche d’autres expériences collectives limites – les combats de la Première Guerre mondiale analysés comme incommunicables par Walter Benjamin avant ceux de la Seconde Guerre mondiale décrits de la même façon par Theodor Adorno, le 11 septembre 2001, l’hypercrise actuelle –, Salmon déploie une suite d’essais sur des auteurs et des œuvres qui, toutes, dans des nuances qui apparaissent comme les échos sismographiques de tremblements profonds, disent ce qu’il appelle, en parlant d’Hermann Broch, « l’art du silence ». En réalité, le silence de l’art. Ou la dialectique complexe et douloureuse de l’art et du silence à travers un langage qui est, comme pour le trapéziste de Kafka dans « Première souffrance », le seul sol de l’artiste au-dessus du vide.

Si cette collection de textes rassemblés, réécrits et complétés à partir de publications antérieures dans différents médias n’évite pas l’écueil propre au genre, à savoir une cohérence parfois forcée par rapport au thème annoncé, ou la dispersion de chapitres consacrés à un même auteur (Gogol, Kafka), ou encore sacrifie facilement à l’actualité (« Kafka au temps du confinement », « Kafka face aux GAFAM »), l’ensemble avance avec conviction, profondeur et finesse vers ce que Jean Starobinski posait comme inhérent à tout écrit : son caractère in-fini, c’est-à-dire à la fois sa finitude et l’impossibilité artistique d’atteindre ses fins, donc sa fin.

C’est Enrique Vila-Matas, fasciné par les auteurs sans œuvre, dont la propre œuvre balance, comme le narrateur de Cette brume insensée, entre foi en l’écriture et renoncement radical, entre l’impossibilité d’écrire et celle de ne pas écrire (la littérature comme maladie dans Le mal de Montano), avec comme seule issue de réussir son échec. C’est Antoine Volodine et ce qu’il nomme la « catastrophe du récit », le manque de mots pour décrire les nouvelles formes du mal et dire l’indescriptible. C’est Nicolas Gogol (1) qui, après le rejet du Revizor, erre en Europe et n’achève jamais Les âmes mortes, enferré dans un combat contre lui-même, pour son œuvre et « le plus souvent contre elle » : il finira par brûler la dernière version de la deuxième partie du roman et mourra neuf jours plus tard : « Tardive réconciliation ! », commente Salmon. « Entre l’œuvre de Gogol et le Gogol-sans-œuvre, le jeu de dupes finit mal : l’auteur détruit son œuvre, mais la perdant, il se perd. »

L’art du silence de Christian Salmon : les trous noirs de la littérature

Hermann Broch (1909) et Nicolas Gogol par A. Ivanov (1841) © CC0/WikiCommons

C’est encore Proust, dont la Recherche conte le lent advenir d’elle-même entre la « vocation », c’est-à-dire une sorte de « puissance » aristotélicienne, jusqu’à l’acte peut-être marqué du sceau « fin », mais jamais totalement accompli : « l’œuvre à écrire doit être maintenue hors de la sphère de l’accomplissement, dans l’attente de la naissance, dans la virtualité », écrit Salmon. Ce que formule Maurice Blanchot en d’autres mots : les écrivains « sont livrés à l’exigence de l’interminable ».

C’est évidemment Kafka. Pas seulement le Kafka qui réclame que ses manuscrits soient détruits, mais celui qui, dans ses textes mêmes, jusqu’au recueil qu’il termine dans les dernières semaines de sa vie et dont il demande la publication (Un artiste de la faim), érige, dans une économie extrême du langage, le renoncement en éthique : le jeûne pour l’« artiste de la faim » (le titre du recueil), la vie sur le fil sans retour au sol pour un trapéziste, le refus de chanter pour Joséphine la cantatrice. Tous trois héros non pas négatifs, mais « du négatif », écrit Salmon. À l’instar du Bartleby de Melville : « I would prefer not to. » Ils préfèrent ne pas.

Chacun.e complètera cette liste (plus étendue déjà dans l’essai de Salmon que dans cette critique) par ses propres auteur.e.s dévoré.e.s par le feu de la destruction, la hantise de l’(in)achèvement ou la question de leur légitimité et de la nécessité de leurs écrits. Ainsi, parmi bien d’autres, Genet qui, après Les paravents et le suicide de son compagnon Abdallah Bentaga, vagabonde d’hôtel en hôtel, de lieu en lieu, dit avoir renoncé à l’écriture et ne publie plus de livre. Un silence éditorial de vingt ans qui ne sera rompu qu’à sa mort par la publication d’Un captif amoureux sur lequel il travaillait, en réalité, depuis des années. Ou, à l’autre bout d’un spectre qui déploierait les écrivains du silence, André Schwarz-Bart, le Prix Goncourt 1959 avec le premier grand roman français sur la Shoah (évoquée par Christian Salmon à travers les œuvres de Danilo Kiš et Daniel Mendelsohn) et l’histoire de l’antisémitisme européen, qui, après les deux premiers volumes d’un cycle sur l’esclavage – à ses yeux, tragédie en miroir du génocide des Juifs –, se mure dans le mutisme public et refuse tout entretien pendant plus de trente ans, tout en s’immergeant dans une œuvre, « Kaddish », qu’il n’achève jamais et dont les traces subsistent dans des carnets et les marges des 1 300 exemplaires de sa bibliothèque désormais conservés à la BnF.

L’art du silence de Christian Salmon : les trous noirs de la littérature

Jean Genet (1983) © CC3.0/International Progress Organization/WikiCommons

Si tant de figures emblématiques de la littérature frôlent ou tombent dans le renoncement (on y ajoutera Tolstoï et le cri qu’il se lance dans son journal : « Tais-toi, tais-toi et tais-toi »), cela signifie-t-il que cette littérature est nécessairement vouée à l’échec, à l’impuissance et au silence, ainsi que l’écrit Salmon : « Le plus grand paradoxe de la création romanesque est sans doute dans cet échec nécessaire inscrit au cœur même de l’acte de création » ? Davantage ontologiquement, de la même manière que la parole naît – et mûrit – du silence : « Les vrais livres doivent être les enfants […] de l’obscurité et du silence » (Proust), à l’image des mots du poète qui ne se conçoivent pas sans le blanc du poème : « À mon avis, la chose la plus belle dans L’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc » (encore Proust).

Dans le combat kafkaïen entre l’écrivain, le monde et son œuvre (« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde »), il ne s’agit pas tant de vaincre que de se soumettre au langage, de le creuser comme un terrier où le travail d’élévation est remplacé par un travail d’excavation : « Wir graben den Schacht von Babel » (Journal, 12 juin 1923), « Nous creusons la fosse [ou mieux, le puits] ». Le combat n’est pas tant celui de la littérature pour la littérature, comme le disait Blanchot, mais « par la littérature contre la littérature », propose Salmon. Une lutte contre l’institution de la Littérature, l’attitude et le style « littéraires » et « bien sûr la figure de l’Écrivain à succès ».

Sur cette base, il s’agit alors, contre l’inflation des mots (Don DeLillo dans Le silence), de proposer, avec le pouvoir constituant qu’a (aussi) la littérature, des formes nouvelles, de récréer des mondes possibles (Volodine) et de nouveaux rapports au temps et à l’espace. D’engager le roman (s’il s’agit de lui) dans des voies nouvelles, d’en réinvestir la surface en diversifiant et en différenciant les instances narratives jusqu’à abolir le narratif et à frôler ou passer la frontière de l’essai, ainsi que l’ont fait Hermann Broch et Milan Kundera. De « déglinguer » les formes, pour arriver à la fois à dire la honte de la réalité et surpasser celle de l’écrivain (Gombrowicz).

Et si échecs il y a, il restera toujours d’eux, non pas des absences, mais des « trous noirs » (Vila-Matas). Non pas blancs comme on imagine le silence, non pas vides telle qu’on conçoit l’impuissance, mais pleins d’énergie : « une énergie née de l’absence » elle-même. Optiquement invisibles, mais bien réels.


  1. L’art du silence revisite nombre d’œuvres déjà étudiées dans Tombeau de la fiction (Denoël, 1999).
Jean-Pierre Orban est écrivain et chercheur.

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