Suspense (49)
L’année policière s’est ouverte agréablement : en janvier 2023 a paru un nouveau Dror Mishani, Un simple enquêteur.
Dror Mishani, Un simple enquêteur. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 336 p., 21 €
L’auteur israélien, qui enseigne à l’université de Tel Aviv (entre autres l’histoire du roman policier), met ici en scène pour la quatrième fois son policier Avraham Avraham, dans un livre qui est sans doute le meilleur de la série tant il combine élégamment le suspense de l’enquête, la tension psychologique et l’évocation politico-sociale de l’Israël contemporain.
Avraham Avraham travaille à Holon, une banlieue sans attrait de Tel Aviv où Mishani lui-même est né et a grandi. Il est à présent marié et commissaire, mais continue de présenter les mêmes caractéristiques d’amabilité et d’indécision dont il faisait preuve dans les précédents romans. Elles font de lui une figure attachante, celle du citoyen recru de neurasthénie et d’impuissance devant les trahisons de son pays vis-à-vis de la démocratie et de la justice.
Avraham Avraham, est-il utile de le dire, a donc moins à voir avec Auguste Dupin ou Sam Spade qu’avec Maigret, Martin Beck ou Kurt Wallander, héros des auteurs préférés de Mishani (Simenon, Maj Sjöwall/Per Walhöö, Henning Mankell). À ces maîtres, dont Mishani partage l’esprit, s’en ajoute ici un autre, l’ironique et tranchant Leonardo Sciascia, dont fort à propos Avraham Avraham se trouve lire et citer le merveilleux Le contexte. Les machinations israéliennes au sommet de l’État, est-il ainsi suggéré, n’ont rien à envier aux siciliennes.
Avraham Avraham va, au cours du roman, mener deux enquêtes. La première concerne l’abandon d’un nouveau-né prématuré. Elle intéresse d’autant moins notre commissaire que la femme qui a déposé le bébé devant un hôpital a été identifiée et déclare être sa mère. Mais elle ment et ne cesse de changer son histoire avec une agressivité et un aplomb déroutants. Avraham laisse cependant le travail d’interrogatoire à l’une de ses adjointes.
L’autre enquête l’intrigue plus car elle tranche avec la banalité des cas traités par son commissariat, habitué aux affaires de vol ou de violence domestique, bref aux délits et crimes typiques des milieux homogènes petit-bourgeois entièrement juifs comme celui d’Holon. Cette fois-ci, l’affaire est plus étrange : un touriste suisse a disparu d’un médiocre hôtel du bord de mer quelques heures après son arrivée. Mais il avait plusieurs identités, deux passeports, et a laissé entre l’aéroport et son lieu d’hébergement le plus grand nombre de traces possible de son passage. Il est retrouvé noyé. De haut lieu viennent opportunément les explications de sa mort : il aurait accepté de passer de la drogue et été exécuté par les commanditaires du trafic.
Avraham est très fermement prié d’adhérer à ce bobard. Sauf que la fille du mort, contactée à Paris, pense que son père (français et non pas suisse) était un agent du Mossad, et qu’il lui avait récemment confié se sentir en danger.
Donc, après de paisibles commencements d’enquête, le commissaire et son adjointe voient s’ouvrir sous leurs pieds des abîmes de manipulation et de mystère. Avraham se rendra à Paris, officiellement pour la première affaire et secrètement pour la seconde. Il élucidera l’affaire du bébé, confrontera en Israël de très hauts dignitaires du renseignement, censés ne pas exister, et refusera pour finir une de ces magnifiques promotions faites pour rendre docile et incurieux.
Les deux intrigues, sans que cela soit dit directement, suggèrent les violences politiques et sociales de l’État hébreu et les types de pathologies qu’elles génèrent. Les personnages apparaissent alors discrètement comme symbolisant les positions dépressives, hystériques ou paranoïaques que font naître les situations de religiosité extrême, de brutalité, de non-droit, de subjugation… Un certain humour préside à cette vision, que ce soit dans la description des personnages (celui d’Avraham Avraham, ou de la terrible mère de famille Liora) ou dans le jeu avec le lecteur (qui en sait plus que le commissaire et son adjointe, sans être plus avancé qu’eux).
Les dysfonctionnements familiaux et ceux de l’État, au cœur des deux enquêtes, se révèlent pour finir ne pas avoir des dynamiques si différentes. Avraham Avraham, qui avait délaissé le cas du bébé abandonné, réévalue en le résolvant l’intérêt des affaires quotidiennes du travail de police. Il ne lâche pas pour autant sa dangereuse enquête sur la mort du pseudo touriste, à ses yeux inaboutie, et jure de la mener jusqu’au bout.
Mais, contrairement à l’inspecteur Rogas, du Contexte de Sciascia, assassiné à la fin du roman par les porte-flingues des puissants qu’il a dérangés, Avraham Avraham, dans les dernières pages du roman, est toujours en vie, et bien décidé à livrer les vrais coupables à la justice. Bonne chance !
Serait-ce la promesse d’une suite ? Le lecteur l’espère, quelle que soit la forme qu’elle prendra.