Deux photographes affranchis

Le vif de l’art (16)

Le musée d’art et d’histoire du judaïsme propose jusqu’au 5 mars 2023 de suivre dans ses tribulations le photographe Erwin Blumenfeld, né à Berlin en 1897 et mort en 1969 après avoir vécu aux Pays-Bas, en France et aux États-Unis. Le seizième épisode de notre chronique rapproche ses images de celles de Boris Mikhaïlov, né en 1938, sorte de journal intime collectif de l’Ukraine et de la ville de Kharkiv.


« Boris Mikhaïlov. Journal ukrainien ». Maison européenne de la photographie. Jusqu’au 15 janvier 2023

Boris Mikhaïlov, Journal ukrainien. Morël/MEP, 576 p., 45 €

« Les tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 ». Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Jusqu’au 5 mars 2023

Nadia Blumenfeld-Charbit, Nicolas Feuillie et Paul Salmona (dir.), Les tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950. Coédition mahJ/Rmn-GP, 240 p., 40 €

Erwin Blumenfeld, Jadis et Daguerre. Trad. de l’allemand par Françoise Toraille. Actes Sud, coll. « Babel », 496 p., 12,90 €


5-7 rue de Fourcy, 4e arrondissement de Paris – La file d’attente qui s’est formée le long de l’hôtel Hénault paraît singulièrement jeune. Une fois pressée dans les salles toujours trop étroites de la Maison européenne de la photographie, la petite foule des curieux est manifestement prise d’une certaine excitation qu’une projection attise tandis que certaines photographies plus brutales que d’autres la tempèrent, sans diminuer pour autant l’intérêt qu’elles suscitent. C’est que, pour beaucoup, l’exposition de Boris Mikhaïlov est une découverte, et le parcours de ce « journal ukrainien » une mine d’informations historiques et de sensations esthétiques.

Le vif de l'art (16) : Erwin Blumenfeld et Boris Mikhaïlov

De la série « Red » (1968-75) © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn

Depuis la fin des années 1960, Boris Mikhaïlov tient en effet une sorte de journal intime et collectif de l’Ukraine, en particulier de Kharkiv d’où il est originaire, un album à la fois introspectif et extraverti par lequel il exploite et explore toutes les ressources de la photographie. Parmi la vingtaine de séries exposées, quelques-unes tiennent du reportage en noir et blanc, parfois teinté de sépia, sur les moments apparemment les plus banals d’un quotidien que les bals en plein air (Dance, 1978) et les baignades sur une plage privée (Crimean Snobbism, 1982) ou dans un lac pollué (Salt Lake, 1986) peinent à tirer de l’ennui dans lequel l’ère soviétique l’a plongé.

Avec la chute de l’URSS, le regard de Mikhaïlov se déporte sur la rue (By the Ground, 1991), ou vers ceux qui la peuplent d’une misère jamais vue auparavant (Case History, 1997-1998). La nudité qu’obtient de ces nouveaux sans-abris le photographe, moyennant contrepartie (de l’argent, de la nourriture, une douche contre un portrait débraillé), révèle un délabrement des corps à peine soutenable. Certes, le nu est un sujet récurrent de l’œuvre photographique de Mikhaïlov, y compris s’agissant de son propre corps dont il scrute le vieillissement (I Am Not I, 1992, If I Were a German, 1994), mais les marques que l’âge, le travail ou la pauvreté laissent sur un corps diffèrent malgré tout de celles qu’appose sur lui la misère.

En tout état de cause, l’originalité de la démarche de Mikhaïlov ne résulte pas tant du fait qu’il ait employé le nu afin de subvertir l’ordre visuel en vigueur en URSS que du fait qu’il ait investi de la même portée subversive « la moyenne », comme il l’écrit à propos de Black Archive (1968-1979), en photographiant « l’individu moyen », dont le comportement le plus anodin, enregistré au cours d’une fin de matinée ensoleillée, exprime pourtant combien l’homme en question s’était « affranchi de la pression idéologique exercée par le régime » (Berdyansk, Beach, Sunday, from 11am to 1pm, 1981).

Chez Mikhaïlov, cette quête obstinée de la transgression peut également passer par la couleur, qu’il colore à la main des photographies façon Sots Art (1975-1985), la version soviétique du Pop Art, ou qu’il en imprègne ses tirages : rouges en pleine période soviétique (Red, 1968-1975), verts lors de la transition (Green, 1991-1993), ou bleus lorsqu’il s’agit d’évoquer ses souvenirs d’enfant de la Seconde Guerre mondiale (At Dusk, 1993).

Le vif de l'art (16) : Erwin Blumenfeld et Boris Mikhaïlov

De la série « Yesterday’s Sandwich » (1966-68) © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris

Ces clichés, cependant, ont bien été pris par lui au début des années 1990, mais, en leur conférant un aspect qui les renvoie immanquablement au passé, Mikhaïlov développe un anachronisme qu’il investit d’une teneur politique analogue à celle du montage qu’il pratique également dès ses débuts. « Quand une image moderne semble dater, écrit-il, elle a l’air de nous demander des comptes. C’est ce que j’appelle “l’association photo-historique parallèle”. »

La portée critique que Mikhaïlov prête à la photographie associative est d’autant plus dévastatrice qu’en dernier ressort elle tient aux contraintes mêmes que la situation historique fait peser sur elle. L’une de ses séries les plus suggestives à cet égard, Series of Four (1982-1983), est ainsi directement liée au manque de papier disponible à l’époque. La pénurie détermine donc en partie cette « mauvaise qualité », dont Mikhaïlov fait très tôt à la fois l’« attribut majeur d’une nouvelle esthétique », et un « outil de subversion », persuadé qu’il est que « l’art peut discréditer une idéologie par des moyens esthétiques ».

71 rue du Temple, 3e arrondissement de Paris – À première vue, l’exposition que le musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre à Erwin Blumenfeld, à quelques minutes à pied de la Maison européenne de la photographie, se fonde sur des critères quelque peu différents. Bien qu’amateur, comme Mihaïlov, et tard venu à la photographie, Blumenfeld est passé à la postérité comme l’un des pionniers de la photo de mode, concevant avec un soin extrême chacune des couvertures dont lui passaient commande les plus grands magazines spécialisés d’après-guerre.

Une photographie, pourtant, accrochée dans les premières salles du parcours, laisse imaginer un rapprochement possible. Il s’agit de la photo d’une femme gitane tenant dans un bras son bébé que Blumenfeld prit vers 1932. La conception de cette image illustre à elle seule les tribulations de son auteur. Lors d’un voyage sur les traces de Van Gogh qui le mena en 1928 jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le photographe avait réalisé un ensemble de clichés des rassemblements annuels qu’y organisent traditionnellement les Gitans. Celle qu’il portraiture quatre ans plus tard se trouvait alors à Amsterdam, où Blumenfeld, Berlinois de naissance, s’était installé en 1918, avant qu’il ne s’établisse à Montmartre dans la seconde moitié des années 1930 et qu’il ne gagne New York au début de la décennie suivante. C’est là qu’après la guerre il redécouvre ce cliché abandonné à Paris où il s’est abîmé pendant l’Occupation, et qu’il rebaptise alors Notre Dâme de la Deterioration (sic).

À plus d’un titre, donc, cette image est bien, « pour Blumenfeld, une incarnation de l’exil et un témoignage des dislocations de la guerre », qu’il rapprocha plus tard d’un cliché de la tombe de Van Gogh, comme le rappelle Ilsen About. Ce spécialiste des « mondes tsiganes » et de leurs représentations signale aussi que ce type de portrait faisait déjà l’objet d’un commerce entre modèles réputés pittoresques et photographes expressément venus en Camargue les rechercher, mais il juge sans doute un peu sévèrement Blumenfeld lorsqu’il écrit de lui qu’il « n’échappe pas aux écueils de ce décor éternel ». Comme le confirme son activité ultérieure, c’est bien le modèle, féminin de surcroît, qui tient d’abord le photographe en éveil.

Le vif de l'art (16) : Erwin Blumenfeld et Boris Mikhaïlov

Sans titre (Margarethe von Sievers), (Paris, vers 1937) © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Dans un autre cas de relation a priori asymétrique entre les sujets et celui qui capte leur image, les commissaires de l’exposition ont pris l’heureuse initiative de solliciter les premiers concernés, en l’occurrence des représentants amérindiens du pueblo de San Ildefonso (Nouveau-Mexique), où s’était rendu Blumenfeld en 1947. En examinant les images réalisées par lui à l’occasion de danses rituelles, comme celle de la danse du cerf, ils en désignent les personnes et leur rôle, donnent la signification des lieux et le sens des cérémonies qui s’y déroulent. Une expertise si précieuse qu’elle mériterait d’être approfondie, sachant que l’un des auteurs de la notice sur le reportage de Blumenfeld, Joseph Aguilar, a également conseillé l’exposition que le Musée des cultures et des arts du monde de Hambourg consacre actuellement au voyage que fit l’historien de l’art Aby Warburg dans le même pays pueblo une cinquantaine d’années avant Blumenfeld, afin d’assister au rituel du serpent qui le fascinait d’avance.

Sans doute cette coïncidence intéressera-t-elle davantage les warburgiens que les admirateurs de l’œuvre photographique de Blumenfeld, mais elle ne lui en donne pas moins un relief que sa réputation dans la mode tendrait à aplanir. Malgré l’absence malheureuse de son premier autoportrait en Pierrot (reproduit dans le Photo Poche qu’Emmanuel de L’Écotais vient de faire paraître aux éditions Actes Sud), l’exposition du musée d’art et d’histoire du judaïsme permet de se faire une idée de l’inquiétude à la fois personnelle et politique qui traverse son œuvre.

Hitler, visage de l’horreur (1933) en est certainement le témoignage le plus saisissant, qui ne le cède en rien aux montages photographiques que pratiquait à la même période John Heartfield pour les revues d’extrême gauche allemandes. Quant à l’assemblage d’une statue drapée et d’une tête de veau que Blumenfeld intitule Le Minotaure ou Le Dictateur (1937), et qui inspira à Francis Picabia L’Adoration du veau (1941-1942) qu’a prêtée le musée national d’Art moderne pour l’occasion, elle est d’autant plus troublante qu’elle a déjà quelque chose d’une gravure de mode, du type d’Hommage à la liberté (1945).

Le vif de l'art (16) : Erwin Blumenfeld et Boris Mikhaïlov

Double autoportrait à la Linhof (Paris, 1938) © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Paradoxalement, ce n’est pourtant pas dans le domaine photographique que Blumenfeld apparaît le plus affranchi des règles de la composition, mais dans celui de la littérature. Peu avant sa mort en 1969, l’artiste entreprit de rédiger ses mémoires. Son activité dans la mode y est réduite à la portion congrue, et on aurait souhaité qu’elle le fût encore davantage quand elle lui offre l’occasion d’un chapitre indigne, prétexte à donner libre cours à l’homophobie la plus vulgaire. Placée à la toute fin de son autobiographie, cette logorrhée est tout près de gâcher la lecture des 480 pages précédentes en réduisant son inquiétude existentielle et sa détestation de la médiocrité humaine au seul domaine de l’homosexualité.

Or, jusqu’à ces pages, Jadis et Daguerre, le titre que Blumenfeld a génialement choisi pour la traduction française (rééditée en 2022) de son « roman de formation » (Bildungsroman) qu’il transforme en « roman d’imagination » (Einbildungsroman) dans l’original, s’avère une entreprise destructrice bien plus ambitieuse de la part de celui qui fut le témoin direct de « la fin de l’Ancien Monde », et qui assure que « ce fut laid, stupide, et mortellement dangereux ».

Aussi écrit-il avec une verve stupéfiante contre sa famille, contre la religion, contre l’éducation, contre la guerre à laquelle il aurait pu échapper si sa mère n’avait pas dénoncé sa désertion aux autorités, au risque de le faire fusiller, contre l’Allemagne hitlérienne et la Hollande provinciale, contre la condition d’exilé, et surtout contre la France qui fit mine de l’accueillir et n’eut de cesse de le mettre, lui et sa famille, en danger, en camp ou, pire encore, dans l’attente d’un visa – « la situation la plus désespérée que j’ai jamais connue dans mon existence ». En ce sens, si la photographie de Blumenfeld dit bel et bien combien les « tribulations » peuvent constituer, pour un artiste, des circonstances favorables à sa formation et à son imagination, ses écrits disent aussi à quel point l’existence d’un homme peut être minée par l’errance.

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