À la recherche de Françoise Frenkel

On se souvient de ce surprenant récit publié en 2015 sous le titre Rien où poser sa tête, préfacé par Patrick Modiano. Il s’agissait, chez une ancienne libraire de Berlin, de la quête désespérée d’un endroit dans la France occupée où précisément pouvoir « poser sa tête ». Françoise Frenkel (1889-1975) était alors une inconnue. Elle ne l’est plus grâce au portrait qu’en fait l’historienne Corine Defrance au terme d’une enquête exemplaire.


Corine Defrance, Françoise Frenkel. Portrait d’une inconnue. Gallimard, coll. « L’arbalète », 232 p., 19,50 €


C’est en menant des recherches sur l’unique librairie française dans le Berlin de l’entre-deux-guerres que l’historienne a retrouvé les traces de Françoise Frenkel. D’abord dans les archives suisses, pays où l’ancienne libraire avait pu se réfugier, puis dans les archives allemandes qui avaient conservé sa demande déposée en 1958 de « dédommagement d’une malle spoliée à Paris par l’occupant allemand ». La chance, comme tout historien en rêve, sourit de surcroît à Corine Defrance lorsque les cousins de Françoise Frenkel lui remettent, en 2020, un carton contenant des écrits inédits et la riche correspondance de leur parente. Entre-temps, mystère de la réception des livres ou, plus vraisemblablement grâce à la préface de Modiano (ce qui n’enlève rien à l’intérêt du texte lui-même), Rien où poser sa tête avait atteint une renommée mondiale et été publié dans quinze pays. La première édition, à Genève en 1945, avait connu une réception limitée et n’avait pas franchi la frontière. Rappelons-nous : à peine la guerre terminée, les éditeurs faisaient savoir que les récits sur la période étaient déjà trop nombreux et que le public s’en était lassé.

Françoise Frenkel. Portrait d’une inconnue, de Corinne Defrance

On ne dévoilera pas ici les débuts de la vie de Françoise Frenkel, dont les écrits jusque-là inédits (rassemblés dans Zone de la douleur, Gallimard, 2022) sur le monde juif polonais possèdent une valeur documentaire. C’est en Allemagne qu’elle fuira d’abord les pogromes, puis en France, à Paris, où elle s’inscrit à la Sorbonne. Ironie de l’histoire : lorsqu’elle retourne chez elle, après la Première Guerre mondiale et tandis que la Deuxième République de Pologne vient d’être proclamée, elle est convaincue que les Juifs auront leur place dans cette nouvelle société. Elle plaide pour une « synthèse judéo-polonaise » et rédige une thèse sur le sujet. Elle critique l’orthodoxie juive et le hassidisme, stigmatise le talmudiste, cet être « inapte au travail productif », défend la cause des femmes opprimées et soumises. Une fois la thèse (dont Corine Defrance a retrouvé le manuscrit) achevée, elle retourne à Berlin.

Elle y ouvre une librairie, avec son mari, Simon Raichinstein, rencontré à Paris. La Maison du livre est installée au début des années 1920 dans le quartier chic de Charlottenburg. Elle y organise des lectures et des rencontres avec des écrivains français comme Barbusse, Benda, Colette, Gide, Martin du Gard… Las, après 1933, la clientèle baisse. Berlin n’est plus, entre autres, le centre de la culture juive des émigrés de l’Est qu’elle a brièvement été. Frenkel s’obstine cependant à rester à Berlin jusqu’au dernier moment. Ce n’est qu’en août 1939 qu’elle se décide à prendre le train pour Paris avec la colonie française et le personnel de l’ambassade qui désertent les lieux.

Suivront les années de l’Occupation et de la guerre où il fallait tout simplement survivre. Réfugiée à Nice, elle échappe à la grande rafle du 26 août 1942 grâce au hasard et à une solidarité inattendue. Mais il lui faut fuir plus loin. À l’issue de trois tentatives infructueuses, elle parvient à passer en Suisse. C’est là qu’elle achèvera, vraisemblablement à l’automne 1944, Rien où poser sa tête. Avant d’être publié par un petit éditeur de Genève, le manuscrit passe entre les mains du Bureau de la censure – il en existait donc un – qui donne son autorisation. Le livre est envoyé à Roger Martin du Gard, rencontré à Berlin avant la guerre, qui adresse à son autrice une lettre élogieuse.

Françoise Frenkel. Portrait d’une inconnue, de Corinne Defrance

La Suisse n’est qu’une terre de transit. L’hospitalité avait ses limites. Françoise Frenkel rejoint la France, choisit Nice où elle a des connaissances qui l’ont déjà aidée. Son livre l’aidera étrangement à obtenir sa naturalisation, qui lui est octroyée, ainsi que le décrit minutieusement Corine Defrance, en 1950. Elle a alors soixante et un ans et loge dans un « une pièce-cuisine ». Au moins a-t-elle vue sur la mer. Elle a perdu pratiquement toute sa famille restée en Pologne et ne saura jamais exactement comment ses proches ont été assassinés. Son ex-mari a, quant à lui, été arrêté le 16 juillet 1942 à Paris, au 41, rue Delambre. On sait aujourd’hui qu’il est mort le 19 août 1942 à Auschwitz.

Si Françoise Frenkel avait délibérément choisi la voie de l’assimilation, hantée par les souvenirs, elle restera opposée toute sa vie au rapprochement franco-allemand. Quand elle tombe sur l’article d’un journaliste juif qui défend Céline au moment du procès de ce dernier pour collaboration, elle est révoltée et le lui fait savoir. Ce Paul Lévy, prêt à pardonner, est cependant bouleversé par sa lettre et décide de la publier. Fort heureusement, cette lettre, parue dans une revue qui n’existe plus depuis longtemps, se trouvait dans la fameuse valise dont une partie de ce livre est redevable. Toute la souffrance de Françoise Frenkel s’y lit. Sont enfin relatées par l’historienne les demandes de « réparations » à l’Allemagne, là encore avec une rare précision.

Françoise Frenkel évoquera la possibilité d’ouvrir une librairie à Nice, mais c’est une ville, dit-elle, qui ne pense qu’au tourisme. Une autre possibilité aurait été de retourner à Paris, mais sans argent c’était inconcevable. C’est bel et bien dans la solitude et la pauvreté qu’elle achèvera sa vie. Dans le remords, aussi, de n’avoir pu sauver les siens. Son identité juive se serait située, conclut Corine Defrance, dans ce que Nathan Wachtel a appelé la « foi du souvenir ». Avec la mémoire pour religion.

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