La tombée de la Nuit

Il paraît aller de soi que, dès janvier 1933, les choses étaient claires pour l’Allemagne : tous nazis d’un côté, antinazis de l’autre. En fait, il y eut beaucoup d’incertitudes, au moins jusqu’à l’incendie du Reichstag. En utilisant des documents de l’époque, articles de presse, carnets intimes, correspondances privées, Uwe Wittstock compose une sorte de récit journalistique qui rend bien compte de la perception qu’eurent les intellectuels berlinois des événement de février 1933.


Uwe Wittstock, Février 33. L’hiver de la littérature. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Grasset, 448 p., 26 €


La première leçon que l’on tire de cette lecture est qu’il semble avoir été vraiment difficile de ne rien voir de toute l’année 1933 et, a fortiori, de l’année 1934. Tous les intellectuels allemands que mentionne Wittstock – et l’on ne voit pas quel écrivain important il aurait omis parmi ceux qui vivaient ou travaillaient alors à Berlin – sont conscients dès février, c’est-à-dire avant même l’incendie du Reichstag, que les nazis sont en train de prendre la totalité du pouvoir par la violence. Ils réagissent comme ils peuvent mais ils perçoivent le péril. Comment auraient-ils pu voir d’emblée qu’il n’y avait d’autre solution, au moins à court terme, que l’exil ? Wittstock est allemand et s’intéresse aux intellectuels allemands mais nous qui sommes français pouvons nous interroger sur l’aveuglement de nos compatriotes qui séjournèrent alors à Berlin pour y étudier dans sa langue la philosophie allemande et n’aperçurent jamais aucun SA ou SS, aucune inscription antisémite, aucune violence politique. Beauté de l’apolitisme !

Février 33. L’hiver de la littérature, d'Uwe Wittstock

Adolf Hitler à la fenêtre de la Chancellerie, à Berlin, le soir du 30 janvier 1933, le soir de son accession au pouvoir © Bundesarchiv, Bild 146-1972-026-11 / Sennecke, Robert / CC-BY-SA 3.0

Wittstock ne présente ni des résistants héroïques ni d’immondes salauds, il montre le désarroi de la plupart de ces intellectuels, qui peinent à croire à la pérennité de ce régime fondé sur le mépris des lois, le mensonge et la violence. À plusieurs reprises, tel ou tel insiste auprès de ses confrères sur l’urgence de partir, ou du moins de se cacher, et presque à chaque fois rencontre un certain scepticisme, moins sur la réalité de la menace que sur celle du péril. On se dit qu’ils n’oseront pas, que ce n’est pas possible, qu’il y a des lois, auxquelles un régime légal ne peut manquer de se plier – et Hitler a été appelé à la chancellerie dans le respect des formes constitutionnelles. Ce légalisme fut aussi l’état d’esprit de beaucoup de Juifs qui allèrent se faire enregistrer comme tels et portèrent l’étoile jaune.

Si étrange que cela puisse nous paraître après coup, certains auteurs dramatiques, comme Brecht, ont tenté en février 1933 encore de faire jouer des pièces dont ils savaient qu’elles ne pouvaient plaire au régime. C’est qu’il n’y avait pas de censure officielle, juste celle, d’une terrible efficacité, de la violence exercée par des SA que le pouvoir nazi utilisait comme une sorte de police politique, utilement complémentaire d’une police officielle soumise à un ministre lui-même nazi qui lui avait donné consigne de tirer sur n’importe quel non-nazi.

Février 33. L’hiver de la littérature, d'Uwe Wittstock

Heinrich Mann (1927) © Gallica/BnF

Les SA n’appartiennent pas aux mêmes couches sociales que ceux qui vivent de leur plume – Heidegger dit dans ses Cahiers noirs tout le mépris que leur « vulgarité » lui inspire. Certains des écrivains qui ont accepté le régime l’ont fait par arrivisme, d’autres sur le mode d’un défaitisme résigné ou teinté de revanche sociale. Ainsi, par exemple, de Gottfried Benn qui n’obtint pas la reconnaissance qu’il pensait mériter et que l’après-guerre finit par lui accorder. Il y a aussi ceux qui, comme Heinrich Mann, ne se battent pas : les autres membres de l’Académie auraient souhaité qu’il n’acceptât pas aussi facilement de démissionner de sa présidence. Cela aurait-il valu la peine ? Nous savons seulement quels arguments furent échangés et par qui. Par la suite, le même timide Heinrich Mann devait être, dans l’émigration américaine, un opposant plus résolu que son illustre frère qui s’était vanté de son « apolitisme »

Peu se laissèrent prendre à la rhétorique du nouveau régime ; plus nombreux furent ceux qui n’y virent pas si grand mal, une maladie passagère dont le pays se remettrait rapidement. Un régime fondé sur la haine et le mensonge ne pourrait durer que quelques semaines. Les intellectuels qui perçurent les choses ainsi nous paraissent évidemment condamnables : on ne va pas lire un auteur nazi – même si son ralliement, celui de Benn par exemple, n’a duré que quelques mois et qu’il s’est ensuite réfugié dans une « forme aristocratique de l’émigration ». De l’autre côté, ceux que nous apprécions comme antinazis n’ont pas forcément eu d’emblée une attitude aussi claire.

Toute la difficulté est d’évaluer les comportements des uns et des autres durant les premières semaines qui ont suivi la nomination de Hitler comme chancelier par le président du Reich. Sa prise du pouvoir proprement dite s’est étendue sur quelques semaines seulement. Et pourtant les choses ne prennent cette clarté que rétrospectivement. Pour rendre compte de ce qui s’est passé alors, deux voies sont empruntées avec bonheur, celle des historiens, celle des romanciers. Les premiers fondent leurs travaux sur des documents qui rendent compte d’actes qui ont eu lieu et de paroles formulées, dont ils proposent une interprétation aussi objective que possible. Si l’on tient l’objectivité pour la caractéristique fondamentale de ce qui est saisissable par l’historien, ce travail peut être heureusement complété par des romanciers qui vont centrer leurs ouvrages sur un petit nombre de personnages, fictifs ou non, dont ils s’efforceront de rendre la subjectivité. Uwe Wittstock a choisi une troisième voie que l’on pourrait qualifier de récit journalistique.

Février 33. L’hiver de la littérature, d'Uwe Wittstock

Son livre se présente comme une suite de chapitres définis par une date : un chapitre par jour entre le 28 janvier et le 15 mars 1933. Dans chacun de ces chapitres, il raconte sur un mode journalistique ce que l’on peut savoir de ce qu’a fait ou dit ce jour-là tel intellectuel alors important, puis il conclut la journée sur le mode de la dépêche d’agence signalant le nombre de tués lors d’affrontements entre les SA et ceux qu’ils n’ont pas encore vaincus. Revient de façon lancinante la difficulté où sont ces Berlinois d’évaluer la situation, ce qui reste possible, ce qui ne l’est plus, s’il vaut la peine de rester, s’il est urgent de partir. Ceux qui se décident pour l’exil peuvent espérer sauver leur vie mais ils savent aussi, pour la plupart d’entre eux, qu’ils vont perdre presque tout le reste.

Wittstock n’est ni historien ni romancier. Il est donc possible qu’il s’attire de ces deux côtés des critiques justifiées. Mais son projet a sa cohérence et son intérêt. Il fait bien sentir la grisaille qui règne dans des esprits pourtant éclairés, durant ces semaines d’incertitude où tout bascule et où meurt un monde civilisé pour que naisse ce que les nazis présentent comme une ère nouvelle.

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