On connaît la Lison vue et imaginée par Zola, et Jacques Lantier, son mécanicien, victime de son hérédité. On a vu Jean Gabin et Carette, interprètes de La Bête humaine, le film de Renoir. Quant à la gare Saint-Lazare, également nommée Paris-Saint-Lazare ou PSL, elle fait partie du paysage parisien que fréquentent provinciaux et banlieusards. Mattia Filice, ou son narrateur, mène une locomotive sur la ligne du PSL qui se rend en grande banlieue ouest, ou en Normandie. Mécano, son premier roman, est une sorte d’épopée du rail. L’épopée : question de forme. Enfin, pas seulement : l’épopée célèbre le travail dans toutes ses dimensions.
Mattia Filice, Mécano. P.O.L, 368 p., 22 €
De Zola, de Lantier ou de Gabin, il n’est jamais question dans ce roman. Tout se déroule de nos jours et on voit au quotidien, au ras des rails aurait-on envie de dire, ce qu’est être mécano. On ne dit pas, en effet, conducteur de train, encore moins « agent de conduite », comme le voudraient les technocrates qui maitrisent le pouvoir désherbant de certains mots. Le mécano est beaucoup plus qu’une personne assise derrière un tableau de commande, et qui observerait le trajet devant lui. Il reste (langue managériale) un « exécutant », pas cadre, pas agent de maitrise. Mattia Filice distingue et met de l’ordre, à travers la langue qu’il emploie.
Arrêtons-nous d’abord sur des éléments formels. La table des matières ouvre des pistes : « L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval », « Le lyrisme du chevalier acheminé jusqu’au butoir », « Le chevalier posté au croisement bon » : voilà les trois parties de cette épopée contemporaine. Chevalier : le mot renvoie au casque, à l’armure, à l’épée, au bouclier. C’est le moment du fer. Le matériau du train, des caténaires, des voies, pour partie.
Cette épopée-ci est écrite en vers libres et en prose. Le vers épouse la forme des rails. C’est plus étroit, plus contraint, et cela correspond à ce que, jour après jour, vit le cheminot. Parfois un quatrain, amorce de poème pour chanter la légende des lieux. La prose donne plus d’ampleur, semble développer. Si l’on devait chercher une image, on convoquerait celle de l’arrivée en gare. Le passionné de Renoir (on ne se refait pas) entend alors la musique de Joseph Kosma lorsque le train arrive au Havre ou à la gare Saint-Lazare. Ici, les références musicales sont dans le texte. Parsifal, bien sûr, ou Giant Steps : le lyrisme de Coltrane. Rien de fortuit.
Devenir mécano est un parcours initiatique. Il faut connaître le « référentiel », maitriser des acronymes aux sens multiples, entrer dans cette langue technique qui imprègne le roman. Une fois les épreuves passées, on reçoit son nom : celui du narrateur est 1809026T. Ses parents l’ont nommé, ses grands-mères, la Nonna italienne et la Granny bretonne, lui ont donné le goût des mots, des mets, des livres. Sur sa ligne, il consulte surtout le mémento ; les occasions de se référer à cet ouvrage indispensable ne manqueront pas.
Une fois nommé, par un nombre, on l’équipe de l’EPI : « la ceinture jaune de l’Équipement de Protection Individuel qui nous rend visibles dans les enceintes ferroviaires ». Alors commence la période des « découchers », celle des repas hâtivement pris, et du reste : toute une vie pour devenir « ferrovipathe ». Sans être abscons, Mécano est un roman qui brasse un lexique lié à la profession et dont certaines phrases semblent codées. Au fond, le lecteur suit le parcours, franchit les étapes comme le chevalier mécano le fait. Même si les deux livres ont peu à voir, on trouvait un souci voisin du vocabulaire du métier dans Le principe du clap, de Yann Dedet. On le trouve chez divers écrivains parmi lesquels Joseph Ponthus. Le métier, c’est le travail dans sa rudesse, sa brutalité, mais aussi les liens qu’il permet d’établir avec les autres.
Brutal. Dire que la phrase l’est dans Mécano n’est pas un reproche. On ne défend pas un « beau style », qui n’existe que chez des écrivaillons qui s’appliquent (et peuplent les catalogues de prestigieux éditeurs) et chez certains esthètes snobs ou décalés. L’écriture de Filice est à la mesure du labeur accompli. La routine n’existe pas vraiment. Chaque jour – et jour peut être matin ou fin de journée car les horaires sont sans cesse décalés – apporte son lot d’incidents, de désagréments ou de surprises : une voyageuse ayant la phobie des transports demande à rester près de la cabine, si ce n’est à y entrer ; des sangliers sont près de défoncer la machine ; des obstacles font peur, obligent à une attention constante. C’est parfois pire : un accident au passage à niveau, la peur panique d’un suicide de voyageur, la panne et ses conséquences en cascade. Ce n’est pas un métier facile, et si certaines autorités, ou supposées telles, lisaient Mécano (et qu’elles le comprissent), on parlerait autrement des « régimes spéciaux ».
Ne voyons toutefois pas dans ce roman un brûlot ou un texte documentaire qui dénoncerait. Certes, « l’Entreprise » et son usage des mots, « mots sans conséquence, mots instantanés, mots sirupeux, flasques et gélatineux », n’a rien de trop aimable, mais c’est justement sur ce terrain que se place le narrateur, par sa langue à lui, et ses mots. Lesquels sont souvent le moyen de subvertir ce qui peut l’être. Il arrive que dans un train (ou un wagon de métro) on entende la voix du mécano. Ici, il se prénomme Gaël et ses annonces sont souvent drôles, décalées, rêveuses. Il n’est pas le seul que l’on croise. Kamal, éternel séducteur, est un autre personnage, et Adama qui veut monter dans la hiérarchie, et Yann ou Pablo. Ce sont des silhouettes qui changent le fil du temps sur la ligne, celle des jours à regarder devant, autour de soi, au-dessus aussi puisque des congères peuvent détruire une locomotive quand l’eau gelée et l’électricité du Pantone se touchent.
Mattia Filice écrit dense, intense, comme si le voyage n’en finissait pas. Nous sommes ses voyageurs et, avouons-le, comme dans tous les périples en train, il arrive qu’on s’ennuie, qu’on soit impatient d’arriver au terminus. Mais enfin on y arrive et les quais de PSL ou du Havre nous accueillent.